Lmarc sinnaevee slow journalisme est un journalisme qui prône un retour à une approche plus lente et plus fouillée du métier. En réaction aux flux permanents d’informations que sont Internet ou les télévisions d’informations continues, son émergence est la bienvenue. Pour Marc Sinnaeve, cette réponse doit cependant être analysée dans le cadre plus global de la crise que connaît la presse depuis les années 80. Entretien.

 

Peut-on affirmer que la presse belge souffre d’une baisse de qualité ?

Je parlerais plutôt d’un sentiment d’insatisfaction assez général vis-à-vis de l’information. Ce n’est pas neuf ni propre à la Belgique. En France, un baromètre (La Croix TNS-Sofres) fait d’ailleurs apparaître, depuis 1987 déjà, la méfiance et le manque de crédibilité dont souffre l’information «mainstream»


Comment expliquer ce phénomène d’insatisfaction générale ?

Globalement, il y a deux évolutions majeures qui peuvent l’expliquer: ce que j’appellerais la «dépolitisation» de l’information et sa «spectacularisation». Des concepts sur lesquels je reviendrai plus tard. Deux grandes catégories de facteurs peuvent toutefois déjà expliquer ces évolutions: la première, c’est le «cadre de production de l’information», c’est-à-dire les contraintes de production. On se situe là dans un cadre macroéconomique qui a néanmoins des incidences sur la manière d’exercer le métier de journaliste. La deuxième, ce sont les «cadrages de l’information», à savoir les lunettes avec lesquelles les journalistes vont choisir (ou ne pas choisir) de traiter l’information. Là, l’analyse porte plus sur les pratiques microprofessionnelles.


Pouvez-vous expliciter ?

Le cadre de production, c’est, depuis les années 80, celui de la rentabilité exigée. C’est l’époque de la libéralisation de l’audiovisuel. Pour les journalistes et les patrons de presse, le pôle marchand a alors nettement pris l’ascendant sur le pôle culturel. Une énorme manne d’argent s’est déversée sur l’audiovisuel, principalement vers la télévision, qui est devenue un média hégémonique au niveau de la consommation de l’information. Dans ce nouveau monde, ultra concurrentiel, la presse écrite a majoritairement renoncé à développer sa spécificité. Au contraire, elle a choisi de s’aligner sur la télévision au niveau de ses formats: c’est le début du règne du court, du vite et du simple. Le règne de l’image aussi. Le pari des patrons de presse écrite, c’était d’espérer recueillir ainsi les miettes de la manne publicitaire. Ils pensaient que, par mimétisme, les gens souhaiteraient retrouver dans leur quotidien les mêmes formats et la même grammaire que la veille, au JT. Ce pari a échoué: les audiences de la presse écrite sont en baisse continue depuis lors, contrairement à celles de la télévision.


Quelles ont été les conséquences de cette logique de concurrence exacerbée ?

Elles sont symbolisées par les fameux propos de Patrick Lelay, ancien patron de TF1 pour qui la télévision est là «pour vendre du temps de cerveau disponible à Coca-Cola». Disponible, cela signifie à ses yeux «qui ne fonctionne pas». Ou plutôt «qui fonctionne sur un seul mode»: celui de l’image, de la passion, de l’émotion. Mais plus du tout sur celui de la réflexion. C’est là qu’interviennent pour moi les idées de «dépolitisation» et de «spectacularisation» de l’information. La dépolitisation, c’est cette idée que, pour avoir une audience maximale, on anesthésie le cerveau en empêchant les gens de zapper. Cette vision consensualiste, qui ne divise pas l’audience, qui ne la fait pas réfléchir, s’est également imposée à la presse écrite, par effet d’entraînement. On obtient ce phénomène en multipliant les effets d’émotion, de sidération, d’accélération du tempo: plus on a de sujets, moins on a le temps de prendre de respirations cérébrales. La spectacularisation, quant à elle, on la vit dans tous ces dispositifs d’accroche d’audience qui sont conçus sur le registre du spectacle et qu’on retrouve dans un JT: préférence pour le témoignage au détriment de l’analyse, dispositif théâtral de présentation, avec décor spécialement aménagé, ton grave ou enjoué, multiplication des directs et des éditions spéciales... La presse écrite fonctionne de la même façon à travers ses propres lieux d’accroche: les Unes et les titrailles sont agressives, même dans les journaux de qualité belges, à l’exception peut-être de L’Echo qui fait très peu de concessions à la loi du spectacle. 


Vous abordiez également les «cadrages de l’information» qui concourent eux aussi à cette dépolitisation et à
cette spectacularisation…


Effectivement, au niveau des pratiques microprofessionnelles du journaliste, il existe toute une série de cadrages qui mènent à ces dérives: la personnalisation à outrance de l’info, la préférence pour le duel entre les «bons et les méchants» afin de simplifier à outrance (cf. le cas de la Grèce), le goût pour les classements et les palmarès... Tout cela mène à cette info-spectacle et, surtout, empêche la réelle compréhension des événements. Ces cadrages ne nous permettent pas d’envisager les conditions et les structurations d’un événement, c’est-à-dire ses raisons, ses enjeux, ses interactions, ses précédents... Bref, tout ce qui permet de faire des liens, de comprendre.

Un exemple criant, c’est la manière d’aborder la concertation sociale. C’est un sujet très complexe. Avec des liens entre les protagonistes qui peuvent être apparents ou pas, avec un passé, un passif, des conflits qui peuvent être internes ou externes... Pourtant, très souvent, la seule chose que l’on nous montre, ce sont les grèves, soit la partie visible de l’iceberg. Il ne faut dès lors pas s’étonner que les grèves apparaissent comme une forme de violence quasi gratuite. La dépolitisation, que l’on pourrait aussi appeler «déconflictualisation», c’est aussi cette incapacité, dans la lecture journalistique, à relier les éléments entre eux.


Le slow journalisme arrive-t-il en réaction à l’immédiateté actuelle de l’information ?

L’immédiateté est née avec Internet. Dès ce moment-là, certains journalistes, ceux qui travaillent à la gestion des flux permanents d’informations sont devenus des «instantanistes». Heureusement, ce n’est encore qu’une petite minorité dans la profession. Par contre, il n’est pas faux d’avancer que cette culture de l’instantané est venue contaminer la façon de penser l’information (ou plutôt de ne pas la penser), y compris chez les journalistes qui travaillent avec une certaine distance temporelle. Cela donne une vision du monde non analytique. La slow presse qui se développe aujourd’hui a effectivement le mérite de ralentir le tempo, ce qui est vraiment très intéressant. Mais elle n’est pas la seule à le faire. Il faut souligner que des initiatives en ce sens percolent également de temps à autre dans les médias de masse. Le JT de France 2, mais aussi celui de la RTBF, ont réintégré depuis quelques temps des formats plus longs au cours desquels on donne plus de temps à la diffusion, à la recherche d’informations et à la production de sujets.

On commence enfin à comprendre, dans la stratégie éditoriale, qu’à l’heure où l’information circule à flux permanent sur le Net ou sur les chaînes d’informations continues, il faut arriver à se démarquer. L’immédiateté n’est donc pas une fatalité. C’est un possible parmi d’autres. C’est le management de l’information qui a fait le choix d’étendre le règne de l’immédiateté. Un autre choix aurait pu être d’utiliser le temps gagné grâce aux nouvelles technologies pour fouiller, faire apparaître les enjeux cachés, reproblématiser l’information. Et ce y compris chez les journalistes qui travaillent en télé ou dans un quotidien. Ce n’est donc pas l’apanage de la slow presse de prendre le temps, d’autant que celle-ci ne touchera que des «niches». L’enjeu de ralentir est donc encore plus fondamental dans les médias de masse qui, eux, touchent un public très nombreux. 


La slow presse est-elle une réponse crédible à toutes ces dérives journalistiques ?

Bien sûr, mais c’est une réponse évidemment partielle. Avant tout, il faut préciser que la presse dite «alternative» existe depuis longtemps, bien avant Internet. L’exemple le plus ancien en Belgique, parmi les revues qui sont encore en vie, c’est la Revue Nouvelle. La revue Politique a également quelques heures de vol, et Imagine fêtera l’année prochaine ses 20 ans.Les publications d’éducation permanente, comme Démocratie d’ailleurs, existent aussi depuis bien longtemps. Par contre, il y a effectivement un nouveau format qui est apparu: le «mook», contraction de «magazine» et de «book». D’abord avec XXI en France puis, avec 24h01 chez nous. Leur particularité, c’est de réhabiliter le format long, la temporalité pour la production et pour la lecture. Leurs points forts, c’est l’articulation de l’image et du texte, l’image signifiante, la créativité artistique, la mise en page léchée, le plaisir de lire... Il faut cependant observer qu’à la différence d’Imagine ou de la Revue Nouvelle, la singularité qu’apportent ces mooks est plus à trouver dans la forme et les formats que dans le contenu. Ce que j’observe néanmoins dans XXI et 24h01, c’est qu’il n’y a pas de spectacularisation: il y a un autre mode de séduction qui fait plus référence aux codes culturels et éducatifs et moins aux pulsions consuméristes. Mais les contenus restent relativement dépolitisés. En ce qui concerne Médor, j’attends avec impatience leur première publication papier pour juger. Les promesses sont belles: il est question d’avoir un point de vue sur le monde, ce sont des journalistes de talent, capables d’avoir une lecture plus politisée des choses, de faire ces fameux liens dont je parle plus haut, de faire comprendre... Mais je crains que faire une revue d’une centaine de pages, ce soit trop. C’est peut-être paradoxal, mais qui aura le temps de lire tout cela ?


Avez-vous un conseil à leur formuler?

La remarque générale que je fais à toute cette presse alternative est la suivante: la temporalité de la production est une réponse nécessaire, mais pas suffisante. C’est une des conditions, mais elle est relative. Publier tous les mois ou même tous les trois mois n’est pas forcément synonyme de qualité. La qualité, elle est également possible chez les journalistes qui travaillent dans la presse quotidienne, si on leur laisse le temps de faire leur job convenablement. Aujourd’hui, ce sont des couteaux suisses qui doivent être capables de tout faire en un temps record. Mais même si on les rend à nouveau «mono tâche», l’enjeu est qu’ils parviennent à sortir de ces cadrages que j’évoquais plus haut. Le problème de ces cadrages n’est pas qu’ils sont mauvais, c’est qu’ils sont monopolistiques. L’info de masse peut et doit aussi être traitée autrement. Outre le temps, l’une des réticences des journalistes «classiques» à franchir le pas est la peur d’être accusé de journaliste «engagé». Ce qui est absurde parce que privilégier le classement, le duel ou la personnalisation ne les rend pas plus neutres ou objectifs pour autant.


Le slow journalisme peut-il favoriser la résurgence d’une certaine presse d’opinion ?

Il fut un temps où le journalisme était un véritable contre-pouvoir qui traquait les contre-vérités du pouvoir. Aujourd’hui, la communication des dominants se fait en des termes tellement journalistiques, tellement préparés aux besoins et aux codes journalistiques que même les journalistes qui traquent les contre-vérités ont de plus en plus de mal à voir ce qui est occulté, caché. En outre, je constate qu’aujourd’hui, les journalistes sont beaucoup plus sévères avec les mouvements sociaux et les militants qu’ils ne le sont avec, par exemple, un gouvernement. Ils arguent qu’ils ne sont pas là pour relayer le point de vue des activistes, mais ils tombent pourtant un peu trop souvent dans le panneau des discours officiels issus du pouvoir. La slow presse tombera certainement moins dans ce travers. D’autant plus que l’individu qui s’engage dans une logique d’investigation ou de slow journalisme, aura naturellement plus à cœur de respecter les codes plus stricts ou plus éthiques du média dans lequel il s’investit.

Le marché belge est petit. Ces médias ne risquent-ils pas de se faire concurrence ?

Le marché est petit, mais j’encourage cette diversité. Il faut varier les initiatives alternatives. C’est une question de pluralité. Le pluralisme est une condition de base de l’information et de la démocratie. Si on se dit alternatif à la logique du pur marché, il serait dommage de trop en tenir compte au moment d’imaginer pareilles initiatives de presse. Maintenant, il est évident que toute information doit évoluer entre le pôle culturel et le pôle marchand. Le tout est de trouver un équilibre mesuré.


Propos recueillis par Nicolas ROELENS

 

Cover 24h01 copyright 24h01Interview croisée  Médor-24h01

Depuis quelques mois, deux initiatives de presse «au long cours» font parler d’elles en Belgique francophone: il s’agit de 24h01 et de Médor. Nous avons rencontré Quentin Jardon (rédacteur en chef de 24h01) et Olivier Bailly (Médor) pour mieux comprendre leurs projets et leurs motivations.



Quel est votre projet éditorial, en quelques mots ?

Quentin Jardon: 24h01, c’est un «mook» (compression de «magazine» et «book»), lancé en octobre 2013. Nous sommes une revue belge trimestrielle de grand reportage, sans publicités, qui traite de sujets de société. Toute thématique peut être abordée tant qu’elle raconte une réalité et que c’est du reportage. On essaie vraiment de mettre en avant notre «belgitude». Cela se traduit par 50% de sujets belges, environ. On essaie aussi d’avoir un petit côté surréaliste dans le traitement des sujets, avec un ton et un graphisme un peu décalés. Quatre numéros sont déjà sortis et le prochain est attendu pour octobre 2015 (infos sur www.24h01.be).

Olivier Bailly: Il y a trois ans, des journalistes, photographes... ont posé un double constat: la précarisation de l’information et celle de leurs conditions de travail. Avec un lien évident entre ces deux éléments. Du coup est née l’idée de la création d’un trimestriel d’investigations, de récits et de portraits, uniquement centrés sur la Belgique. À l’inverse de 24h01, on ne va pas ouvrir nos pages à d’autres formes de journalisme (billets d’humeur, etc.). Notre premier numéro (128 pages) devrait sortir en novembre 2015, mais une première enquête est déjà sortie sur notre site Internet (www.medor.coop).



Vu l’étroitesse du marché belge francophone, ne risquez-vous pas de vous marcher sur les pieds ?

QJ: Aux yeux de ceux qui sont habitués à lire ce genre de format, les différences entre les deux projets seront évidentes. Je pense que pour la plupart de nos lecteurs, ce ne sera pas un frein d’acheter une revue en plus. S’il est évident qu’on est dans le même segment, c’est difficile, à ce stade, de prévoir le futur. L’inconnu, c’est surtout au niveau du grand public: va-t-il percevoir les différences entre nos deux projets?

Il ne faut pas se voiler la face: le public qu’on touche aujourd’hui, c’est un public de «niche». On doit absolument parvenir à se faire connaître parce que quand on parle de notre projet, les gens sont séduits et achètent 24h01. Mais quoi qu’il en soit, pour la presse belge, c’est une super nouvelle de voir deux projets comme les nôtres voir le jour.

OB: Chacun se concentre sur la réussite de son projet et on verra où ça nous mène. Il n’en reste pas moins que le territoire est étroit, d’autant plus pour Médor dans la mesure où, ne traitant que des sujets belges, on ne va pas du tout chercher à vendre à l’étranger (à l’inverse de 24h01 qui est présent sur le marché français [NDLR]). Cela dit, on n’arrive pas sur un terrain totalement vierge: il y a toute une série de revues associatives militantes (la Revue Nouvelle, Politique…) qui existe, même si nos revues ne s’inscrivent pas dans le même traitement de l’information en privilégiant l’enquête (pour Médor) et le reportage (pour 24h01). Mais il faut être réaliste: avoir plus de 5.000 abonné(e)s, ce sera difficile, car les «mooks» touchent clairement un public «surinformé». Et nous risquons d’aggraver la fracture médiatique entre des gens déjà surinformés (et qui vont continuer à l’être) et ceux qui ne le sont pas.



24h01 a fait le choix de ne pas opter pour la publicité. Médor, oui. Comment s’explique cette différence ?

OB: Médor est organisé en coopérative. 500 coopérateurs nous soutiennent et ont voté le nouveau plan financier, fin mai. On s’est beaucoup questionnés sur la pub et on s’est dit que cela n’aurait pas de sens de refuser à des projets de société (NewB, par exemple) qui valent la peine d’être défendus de ne pas pouvoir faire leur pub dans notre revue. Cela nous permet, en outre, d’avoir une diversité des revenus, en plus des abonnements et des parts de coopérateurs.

QJ: Médor se lance sur un modèle beaucoup plus «prudent» que le nôtre. Lors de notre création en octobre 2013, l’impatience nous guidait. Il y avait beaucoup d’attentes et d’engouement par rapport à ce premier numéro. Du coup, on l’a lancé rapidement. Ce premier numéro était très expérimental et il y avait encore beaucoup de lacunes. Cela nous a un peu desservis parce du coup, on est passés de 3.800 lecteurs à 2.500 au numéro 2. Mais depuis le 3e numéro, on récupère de nombreux lecteurs parce qu’on a été en mesure de leur proposer un produit bien plus abouti. Économiquement, notre modèle est viable parce que le 1er numéro s’est bien vendu et parce qu’on bénéficie de subventions publiques. Pour pouvoir s’en passer, il faudrait vendre entre 5.500 et 6.000 exemplaires par numéro. Aujourd’hui, on en est qu’à la moitié. Donc, cela reste une situation très précaire.#

Propos recueillis par Nicolas VANDENHEMEL


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