PhotodeUne Nicolas Vandenhemel

 

Si la situation budgétaire de la SNCB inquiète les observateurs, c’est surtout le manque de vision à long terme de notre politique ferroviaire qui fait défaut.
Il est pourtant urgent d’agir. D’une part, étant donné le besoin d’une évolution majeure de notre système de mobilité.
Et, d’autre part, vu les longs délais de réalisation des investissements ferroviaires (infrastructures et matériel roulant). Explications.

 

 

En Belgique, les fréquences des trains sont insuffisantes et la ponctualité est lamentable. 

Cinq mai 1835: la première ligne ferroviaire du continent européen est belge. Elle relie Malines à Bruxelles, qui devient ainsi la première capitale au monde à être desservie par le rail! En plein boom industriel, la Belgique devient l’un des pays les plus favorables au rail, permettant le développement de ce qui reste aujourd’hui un patrimoine non négligeable pour notre pays : la densité de son réseau de chemin de fer !

Plus de 175 ans plus tard, où en est-on? Qu’a-t-on fait de ce réseau unique? Comment l’a-t-on fait fructifier, évoluer, s’adapter aux enjeux nouveaux? En réalité, le constat est malheureusement amer... En effet, malgré un bon état général, l’infrastructure ferroviaire subit de plein fouet la vétusté de certains de ses composants. Ce déclin provoque bon nombre de problèmes pour l’exploitation même du réseau, parmi lesquels les retards trop nombreux que subissent quotidiennement les usagers du rail. En outre, si les lignes sont globalement performantes d’un point de vue technique, certains nœuds ou sections de ligne agissent comme de véritables goulots d’étranglement et provoquent une capacité réduite sur l’ensemble du réseau. Celui-ci manque ainsi, comme on dit dans le jargon, de «robustesse», c’est-à-dire de capacité à revenir à l’équilibre après une perturbation limitée. On le constate au quotidien : le fonctionnement d’un vaste réseau ferroviaire comme celui de la Belgique ne se fait pas sans encombre. La machine doit être bien huilée. Et il semble que, sur ce coup-là, on ait manqué de lubrifiant ces dernières années...
Ces dernières années, ou plutôt ces dernières décennies! C’est en effet dès le début des années 70 que s’engage le désinvestissement chronique dans l’incroyable outil ferroviaire à disposition. Au profit d’une politique du «tout à la route», le chemin de fer est progressivement abandonné par les édiles politiques, qui préfèrent miser des milliards sur le développement routier et autoroutier –et creuser par la même occasion la dette du pays– qu’assurer la saine gestion de son patrimoine ferré. Le réseau se voit ainsi comprimé, de nombreuses gares sont fermées, les infrastructures non renouvelées et le matériel roulant prend un sacré coup de vieux... au détriment des centaines de milliers de navetteurs quotidiens, obligés de constater la diminution de la qualité du service ferroviaire. Aujourd’hui, la satisfaction n’est plus au rendez-vous : les fréquences sont insuffisantes, la ponctualité est lamentable, le service n’est pas toujours fiable, de nombreuses petites gares sont à l’abandon, etc.

Une vision à long terme

Le tableau est-il si noir ? N’y a-t-il rien à sauver sur la planète SNCB? En réalité, il y a moyen de s’en sortir, mais tout reste à repenser, à réinventer, en profitant du formidable outil encore à notre disposition.
Reste que les défis sont multiples. La recrudescence de la demande de mobilité ferroviaire constitue le premier d’entre eux. Les chiffres de fréquentation en témoignent : depuis 1995, le nombre d’usagers du train a augmenté de 55% en Belgique, et ceci ne devrait pas s’arrêter de sitôt puisque le Bureau du Plan prévoit une augmentation de 30% du nombre de déplacements entre 2005 et 2030 à l’échelle du pays. Comment absorber cette demande massive? Comment s’y préparer au mieux? Il est grand temps de mettre en place les conditions pour éviter que cette augmentation des déplacements n’aboutisse à encore plus de pression automobile, avec toutes les conséquences déplorables que l’on connaît déjà aujourd’hui (voir encadré).
Pour ce faire, il est indispensable de se doter, collectivement, d’une réflexion prospective en matière de mobilité et, complémentairement, en matière de transport ferroviaire. Partager des objectifs stratégiques communs et les traduire en une vision à long terme, discutée, concertée puis validée par l’ensemble des parties prenantes (SNCB, Infrabel, les autorités publiques aux différents échelons de pouvoir, la société civile) est une étape indispensable pour réaliser des choix opérants. Car de cette vision commune devront découler des décisions cohérentes en matière d’exploitation et d’investissements ferroviaires.
Au centre de cette vision doivent se trouver l’utilisateur du train, ses modes d’action et de pensée, ses besoins, ses pratiques de mobilité. Trop souvent encore, les choix, tant en matière d’investissement que d’exploitation, sont dictés par des considérations techniques, «infrastructuristes». Celles-ci devraient pourtant être avant tout au service d’une véritable politique de mobilité durable, consciente et assumée. Se doter d’une vision à long terme, c’est donc aussi, en ces temps budgétaires compliqués, s’assurer de réaliser des choix pertinents, réfléchis, inscrits dans une direction souhaitée, et non pas soumis aux seuls diktats de l’austérité.

 

Pourquoi développer le rail ?

Avec plus de 20% d’émissions de CO2 à son actif, en augmentation constante, le secteur du transport, majoritairement dépendant de la voiture, porte une responsabilité certaine dans les dérèglements climatiques. En outre, son impact sur la santé humaine (pollution de l’air, bruit, insécurité routière), sur l’économie (coût de la congestion) et sur le territoire (convivialité des espaces publics, effet «coupure» des grandes infrastructures, morcellement des paysages) enjoignent à repenser autrement notre système de mobilité. De plus, 17% des ménages belges n’ont pas de voiture, par choix ou non-choix. Pourtant, ils subissent autant, voire davantage les incidences négatives de la prédominance de l’automobile sur nos modes de vie.
Agissant comme une véritable colonne vertébrale de l’offre de transports publics, le rail peut et doit constituer une alternative crédible au «tout à la voiture». Il peut aussi aider à structurer le territoire dans l’optique d’une réduction des besoins de déplacement et d’une accessibilité facilitée aux emplois, aux biens et aux services.

 

Le principe du cadencement en réseau

L’une des manières de mieux valoriser notre réseau ferroviaire dense est d’appliquer le principe de «cadencement en réseau» pour son exploitation, sur base du modèle suisse souvent plébiscité (et validé par votation populaire dès 1987!). L’idée est simple : afin de profiter de l’effet réseau du système ferroviaire, il y a lieu de faciliter les correspondances en gare, entre les différents trains y circulant, mais aussi avec les autres modes de transport public. Le principe est de regrouper les arrivées et départs des trains dans des plages de «rendez-vous» autour des minutes 0’-30’ ou 15’-45’ dans les différentes gares de correspondances que l’on qualifie alors de «nœuds ferroviaires».
En optimisant les correspondances, on valorise également l’offre de desserte locale (les trains L ou «omnibus») qui, désormais, donnerait accès facilement et dans un temps restreint à l’ensemble des pôles importants, tout en alimentant les trains des grandes lignes (IC-IR). Pour valoriser tous ces atouts, l’exploitation ferroviaire sous forme de cadencement en réseau demande une ponctualité irréprochable et une fréquence des trains à la demi-heure. Nous verrons plus loin que des mesures peuvent être prises pour améliorer sensiblement cette ponctualité.
En attendant, qu’en est-il de la vision soutenue par la SNCB elle-même? Si elle s’oriente peu à peu, bien que trop lentement encore, vers l’idée du cadencement en réseau, avec un nombre plus important désormais de gares conçues en nœuds de correspondances1, la SNCB s’abstient de communiquer publiquement sur ses perspectives à long terme. Mis en œuvre le 14 décembre dernier, le Plan de transport qui constitue la traduction concrète, en horaire, de l’offre de trains (un «schéma d’exploitation»), ne s’appuie pas sur une vision à long terme concertée et validée.
Les signaux envoyés par le groupe ferroviaire, et particulièrement par la direction de la SNCB, vont dans le sens historiquement choisi par l’opérateur. En effet, à travers ses différents schémas d’exploitation précédents (le dernier datait de 1998!), l’offre de la SNCB s’est orientée vers une concentration de ses services sur les axes de transports principaux et surtout à destination de Bruxelles, réduisant fortement le service sur les lignes de desserte locale. Cette orientation suit et accompagne l’évolution perceptible de la demande de transport ferroviaire, plus forte aux heures de pointe et à destination des grands pôles, tout en intégrant la contrainte budgétaire. De ce fait, la SNCB a négligé de nombreux segments du marché du transport qu’elle pourrait à nouveau conquérir si telle était la volonté partagée de ses dirigeants et de son autorité de tutelle, en lien d’ailleurs avec les évolutions en matière de mobilité. Celles-ci corroborent en effet une part désormais majoritaire des déplacements pour des motifs autres que le domicile-travail dans le nombre total de déplacements2 et une orientation de la mobilité vers d’autres pôles que la capitale.

Des investissements en conséquence

Après avoir défini l’offre souhaitée à long terme, il s’agit de la mettre en œuvre concrètement. En effet, les possibilités d’exploitation mais aussi les problèmes récurrents vécus sur le rail (au premier rang desquels figure la ponctualité déficiente) dépendent fortement des infrastructures (et plus largement des investissements) ferroviaires. Par exemple, on ne peut augmenter fortement les fréquences de relations circulant sur une même voie ferroviaire (section à voie unique) s’il n’existe pas suffisamment de points de croisement. La possibilité de donner correspondance entre de nombreux trains dans une gare-nœud dépendra du nombre de quais disponibles dans cette gare, etc. Les choix en termes d’investissements dans les infrastructures doivent donc être pris en fonction des besoins actuels et futurs de l’exploitation souhaitée et non pour des raisons strictement budgétaires.

Photo2SNCB Amaury Henderick"L'offre de la SNCB s'est orientée vers une concentration de ses services sur les axes de transports principaux."

 

 

 Un PPI insuffisant

Rationaliser les infrastructures d’une ligne (par exemple par une mise à voie unique) sans savoir comment on souhaite l’exploiter dans 15 ans n’est pas sans risque. Sans un plan de transport à long terme, le danger est grand de réaliser des chantiers sur les infrastructures ferroviaires limitant de manière quasi irréversible les possibilités d’exploitation. Une gestion du patrimoine ferroviaire en bon père de famille demande donc de la prévisibilité et impose de définir des priorités, particulièrement dans un contexte budgétaire difficile.
Les investissements ferroviaires, qu’ils concernent les infrastructures techniques (voies, appareils de voie, caténaires, etc.), le matériel roulant, ou les bâtiments divers (gares, ateliers, etc.), sont définis en Belgique à travers un document nommé «Plan pluriannuel d’investissements» (PPI). Le PPI actuellement en vigueur a été validé en 2013 et couvre une période allant jusqu’en 2025, pour une enveloppe de quelque 25 milliards d’euros. Une première révision est prévue en 2016 et prolongera sa validité (le plan est dit «coulissant»). Si ce montant de 25 milliards peut sembler important, il est pourtant malheureusement insuffisant pour permettre de développer et améliorer véritablement les outils nécessaires (infrastructures et matériel roulant notamment) pour offrir un service de transport par train ambitieux.
En attendant sa révision en 2016, voici une brève analyse des grands postes d’investissements repris dans le PPI 2013-2025 :


1. Le maintien de capacité : Le maintien de capacité, appelé aussi «renouvellement de l’infrastructure», a pour objectif de remplacer les éléments de l’infrastructure arrivant en fin de vie économique. La prise en compte de la pyramide d’âges des éléments d’infrastructure est donc fondamentale. Maintenir la capacité du réseau, c’est donc s’assurer que les infrastructures techniques (voies et appareils de voie, ouvrages d’art, caténaires et sous-stations, équipements d’alimentation de la signalisation, et signalisation proprement dite) bénéficient des investissements suffisants pour continuer à assurer un service de qualité. L’idéal est bien entendu d’anticiper suffisamment leur renouvellement afin d’éviter de devoir pallier en urgence à des avaries (comme la rupture d’une caténaire usée). Les coûts sont alors plus élevés et l’exploitation plus durement impactée. L’état vieillissant d’une partie des infrastructures est d’ailleurs l’une des principales causes de la ponctualité défaillante sur notre réseau. Malheureusement, l’enveloppe prévue de quelque 6,6 milliards d’euros est insuffisante pour combler tous les besoins jusqu’en 2025. Il manque surtout d’argent en début de plan pour permettre le rattrapage nécessaire dû au sous-investissement dans ce poste depuis 2009. Le maintien de capacité est pourtant la condition sine qua non de toute la politique ferroviaire en Belgique. Sans un réseau en bon état, sans des caténaires remplacées, sans une signalisation efficiente, les avaries se multiplient et les problèmes de ponctualité et de fiabilité se reportent sur l’ensemble du système.


« Le Plan pluriannuel d’investissements ne prévoit aucun projet de réouverture de lignes ou d’augmentation
de capacité du réseau en Wallonie durant 13 ans. »


2. Le matériel roulant : Le nombre de voyageurs à transporter a rapidement et fortement augmenté et a entraîné une situation de sous-capacité du matériel roulant de la SNCB aux heures de pointe. Les procédures d’achat sont souvent longues et les spécificités parfois demandées par la SNCB rallongent encore les délais de livraison. Si de nouvelles commandes se préparent, il n’est pas certain qu’elles permettent pour autant de résorber le ratio places assises/voyageur-km, toujours déficitaire selon les perspectives d’évolution de la clientèle. Au-delà de l’enjeu de la capacité totale du parc du matériel roulant, les caractéristiques techniques choisies et l’organisation de l’entretien du matériel roulant posent question. Nous avons par exemple peu de voitures équipées de doubles portes, qui simplifient pourtant les montées dans les gares et font gagner en confort de voyage et en précieuses minutes sur l’horaire. Notons enfin que 23% du matériel roulant est quotidiennement hors service! Optimiser l’utilisation du parc est donc indispensable à côté des investissements à prévoir.


3. La sécurité : Depuis l’accident ferroviaire de Buizingen en 2010 qui a fait 19 morts et qui a entraîné la mise en place d’une commission parlementaire, la sécurité est devenue la priorité numéro un de la politique ferroviaire belge, parfois aux dépens des autres enjeux. Cela se traduit clairement dans le PPI avec un budget de plus de 5 milliards d’euros (20% du budget total) consacrés à cet aspect. Les efforts consentis depuis 2010 pour relever le niveau de sécurité du réseau en l’équipant entièrement du système d’arrêt automatique des trains TBL1+ étaient justifiés. Par contre, on peut interroger, dans le contexte budgétaire difficile actuel, l’ambition en termes de calendrier du «master plan ETCS» qui prévoit pour 2022 d’avoir réalisé la migration de ce système vers le modèle européen ETCS. Pour caricaturer, on pourrait se retrouver avec des lignes dernier cri en matière de sécurisation, mais dont les traverses sont pourries et les caténaires en lambeau!


4. Les gares et l’accueil voyageur : Les gares et points d’arrêt sont la porte d’entrée du réseau ferroviaire. Pourtant, la majorité n’est pas accessible aux personnes à mobilité réduite (entendues au sens large : enfants, personnes âgées, femmes enceintes, personnes chargées, personnes handicapées, etc.). Par ailleurs, l’accessibilité aux gares reste majoritairement orientée vers l’automobile (grands parkings dans les gares principales). Enfin, le PPI privilégie la rénovation de quelques grandes gares (Projet Calatrava à Mons, gare de Charleroi-Sud pourtant déjà rénovée et, dans une moindre mesure, Ottignies, qui devrait être prioritaire vu le nombre important de voyageurs dans cette gare et sa très mauvaise accessibilité pour les personnes à mobilité réduite), au détriment d’une qualité minimale à exiger sur tous les points d’entrée au réseau (gares et PANG3).


5. L’augmentation de capacité et l’extension du réseau : le PPI ne prévoit aucun projet de réouverture de lignes ou d’augmentation de capacité du réseau4 en Wallonie durant 13 ans. Bien qu’il loupe le coche de quelques réouvertures peu coûteuses (L97 entre Quiévrain et la frontière française, L48-49 entre Eupen et la frontière allemande, L141 entre Nivelles et Court-Saint-Étienne), le PPI doit, selon nous, donner la priorité au renouvellement (maintien de capacité) et accroître la capacité sur le réseau en optimisant l’exploitation avant d’envisager d’étendre celui-ci. Surtout, il doit réaliser les engagements effectivement pris (finalisation du RER, modernisation de l’axe Bruxelles-Luxembourg) dans des délais beaucoup plus resserrés.

Conclusion


Rénover le système ferroviaire est un défi qu’il est indispensable de relever, mais qui prendra du temps. Définir un cap, une direction, pour promouvoir une offre de long terme discutée collectivement et envisager les investissements comme des jalons mis en place pour atteindre ces objectifs stratégiques nous semblent être une étape à côté de laquelle le groupe SNCB ne peut pas passer. À nous, société civile, de faire entendre notre voix à ce sujet !


Juliette Walckiers et Céline Tellier sont Chargées de mission Mobilité à Inter-Environnement Wallonie

Crédit photo 1 : Nicolas Vandenhemel / Crédit photo 2 : Amaury Henderick



1. La gare d’Ottignies fonctionne déjà comme un nœud important depuis quelques années, mais le dernier plan transport a organisé d’autres nœuds, plus modestes, mais intéressants, comme la gare de Marloie.
2. Rapport Beldam, 2012.
3. PANG est l’acronyme de «Point d’arrêt non gardé». Il s’agit des arrêts ferroviaires du réseau belge dépourvus d’un service commercial (pas de guichet), soit que ce service n’y a jamais été présent, soit que la gare y a été fermée.
4. La capacité d’une ligne dépend de plusieurs éléments : nombre de voies, points de croisement, la tension maximale supportable par les caténaire

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