Le BoycottQu’il soit un moyen de pression idéologique, une arme des pauvres et des exclus ou parfois même un levier utilisé par les puissants, le boycott fait de longue date partie de l’arsenal protestataire. Cette forme de contestation connaît aujourd’hui un regain de popularité. Offrant une réponse au sentiment d’impuissance des individus, des ONG, voire des États face à une économie mondialisée, le boycott s’inscrit parfaitement dans les formes contemporaines d’engagement militant. Éclairage1 .


C’est en 1880 que le terme « boycott » fait son apparition, après la campagne d’exclusion de toute relation commerciale, de tout service, … de l’intendant Charles Cunningham Boycott (1832-1897), un capitaine anglais et riche propriétaire terrien, qui exploite les paysans irlandais déjà affaiblis par la grande famine des années 1840. Il donnera bien malgré lui son nom à cette forme de révolte non violente. En tant que pratique contestataire, le boycott est toutefois apparu bien avant 1880, notamment dans le monde anglo-saxon, où il a toujours été et reste plus fréquent qu’ailleurs. Ainsi, aux États-Unis, le recours à ce mode d’action est aussi systématique que l’appel à la grève ou à la manifestation en France 2.

Le boycott peut se définir comme une concentration systématique d’actions individuelles et volontaires conduisant au refus d’entretenir une relation (commerciale, politique, culturelle, sportive, diplomatique ou encore académique) avec un tiers (collectivité, entreprise, État, etc.) en vue d’exercer sur lui une pression. La force du boycott, c’est d’être une forme de résistance passive difficilement répressible par les autorités.
Arme du pauvre à certains moments, outil stratégique des organisations sociales à d’autres, ou encore acte individuel d’une population éduquée et aisée, le boycott constitue a priori une action de protestation que tous les publics peuvent s’approprier.

Profil(s)

Il ressort néanmoins de plusieurs enquêtes contemporaines que les boycotteurs ont un profil spécifique : ils ont un niveau d’éducation plutôt élevé, une aisance financière, une certaine jeunesse, un intérêt relatif pour la politique, mais moins d’inclinaison à s’identifier à un parti politique et à faire confiance aux institutions gouvernementales. Ils se situent également plus à gauche sur l’axe gauche/droite.
On constate également de grandes différences entre pays. En Europe par exemple, les citoyens du nord ont trois fois plus de chances de pratiquer le boycott que ceux des pays méditerranéens; l’écart est le même entre les pays de l’ouest et ceux de l’est de l’Europe. Divers facteurs peuvent expliquer ces différences, notamment la culture politique, les valeurs, ou l’ancrage économique et politique. Le clivage entre les pays de culture protestante (Europe du Nord, mais aussi États-Unis) et ceux de culture catholique (essentiellement le sud de l’Europe) a souvent été proposé comme facteur explicatif. Les traditions religieuses n’ont en effet pas la même conception de la responsabilité individuelle ainsi que du rôle de l’État et de ses institutions3 . À cet égard, le boycott serait donc une pratique libérale contestant la légitimité des pouvoirs institués au profit de l’autonomie individuelle. Reste qu’une action individuelle n’a de chance d’aboutir que si elle est suivie par beaucoup d’autres citoyens. Pour s’engager, il faut avoir l’assurance que les autres vont faire de même. Les pratiques de boycott sont dès lors des actes individuels, mais sont aussi liées à la confiance en autrui .

Un acte politique ?


Une autre hypothèse avancée pour expliquer les différences entre pays est celle d’un lien entre la participation politique non conventionnelle et les valeurs post-matérialistes.
La notion de participation politique englobe des actions très diverses : le vote, l’action au sein des partis, les activités de protestation, le consumérisme politique, les actions ciblant des élus, le don d’argent, la grève, la pétition, etc.
On distingue couramment ces actions en fonction de leur caractère « conventionnel » ou « non conventionnel ». La participation politique dite « conventionnelle » renvoie aux activités de la sphère électorale que Ronald Inglehart qualifie de elite-directed : vote, engagement partisan, assistance aux meetings, etc. Le vote en constitue la forme souveraine et la plus répandue. Les formes de participation politique dite « non conventionnelle », comme la manifestation, la grève, l’occupation de locaux, le boycott, elles, sont qualifiées de elites challenging. Elles court-circuitent les élites ; elles sont directes, expressives, contestataires, parfois violentes et moins institutionnalisées que les premières. Elles sont aussi moins répandues que les formes conventionnelles, même si elles ont tendance à croître et les activités conventionnelles à décliner.
Aujourd’hui, cette distinction est toutefois remise en cause. Il semble plutôt que les actions protestataires, y compris le boycott, prolongent en réalité les formes conventionnelles d’action politique. Loin de s’opposer, ces formes de participation politique se complètent. Et le boycott, en tant qu’acte individuel décidé collectivement, est en phase avec les formes contemporaines d’action collective protestataire.

Pistes pour un boycott réussi

Si la mise en œuvre d’un boycott peut sembler peu coûteuse, son succès reste dépendant de nombreux facteurs et est difficile à mesurer. En effet, si les impacts politiques sont les plus visibles, les retombées peuvent aussi être de nature culturelle. Le boycott peut faire évoluer l’opinion publique, la sensibiliser à une cause. Les retombées peuvent aussi s’observer au niveau individuel. Le boycott contribuerait ainsi à l’acquisition d’apprentissages préalables à l’engagement politique, favorisant un processus de politisation.
Les objectifs d’un boycott doivent être clairs, réalistes et mesurables4 . Le message véhiculé est essentiel : il doit être facilement compréhensible.
Une campagne de boycott réussit quand elle parvient à donner un cadre interprétatif, à s’imposer sur le plan symbolique. Elle doit nommer un problème, attribuer des responsabilités, désigner une cible, mobiliser des affects.
La mobilisation effective des boycotteurs « potentiels » dépendra du contexte, de la force des réseaux, de l’efficacité de la propagande des organisations qui appellent à manifester.
La médiatisation est aussi un point clé. Le message d’un boycott doit être facilement compris et diffusé. Le nombre de participants découle de la qualité de la communication de l’initiateur de la campagne. Une des premières qualités d’un boycotteur réside donc aussi dans son talent à communiquer.
Enfin, l’organisation est incontournable. Contrairement à une idée reçue, l’action collective est rarement spontanée. Même le consommateur, promenant son caddie entre les rayons du supermarché, n’est pas isolé. Derrière le boycott, on trouve des organisations, des collectifs qui l’animent, qui mobilisent et incitent à rejoindre le mouvement, tandis que le consommateur est lui-même inséré dans des groupes et des réseaux qui peuvent l’encourager à participer ou à faire obstacle. Les boycotts fonctionnent par ailleurs mieux lorsqu’ils donnent aux personnes une opportunité de penser ensemble plutôt que lorsqu’ils demandent aux consommateurs individuels de prendre des décisions privées.

Des perspectives et des limites

Pendant des décennies, le contre-pouvoir au capitalisme industriel s’est organisé autour de la question du travail, l’opposant au capital. Le mouvement ouvrier et les organisations syndicales en furent les acteurs centraux, relayés par les pouvoirs publics qui progressivement bâtissaient le droit du travail. Le pouvoir des citoyens semble aujourd’hui dépassé par le capitalisme mondial. Les acteurs nationaux peinent à donner des balises à un marché mondialisé, tandis que la société de consommation planétaire frôle les limites de la soutenabilité sociale et environnementale. Face au capital mondialisé, le contre-pouvoir pourrait-il se développer à travers la consommation, avec comme mode d’action privilégié la non-consommation (ou d’autres formes de consommation, l’alterconsommation) ? Le boycott serait alors au modèle postindustriel ce que la grève était au modèle industriel.
Il y a cependant des limites à ce contre-pouvoir potentiel. Une première est la récupération par le marché de la critique qui lui est faite. Les entreprises proposent alors des offres ciblées, des labels divers, du commerce équitable, de l’agriculture biologique, des produits éthiques, etc. Ce faisant, cette récupération prive en partie les contestataires de leur potentiel de changements plus radicaux.
Une autre limite a trait au cadre juridique autour des pratiques de boycott, celui-ci a régulièrement évolué au cours de l’histoire, marquant tantôt un accroissement des contraintes, tantôt une reconnaissance de la pratique. Aux États-Unis, la législation s’est déjà adaptée à maintes reprises en définissant les interdits et les limites. En Israël, pour contrer le mouvement BDS qui appelle à boycotter les produits d’exportation issus des colonies israéliennes vers la Cisjordanie, le Parlement a voté, en juillet 2011, une loi dite « anti-boycott ». Elle cherche à punir toute personne ou entité appelant à un « boycott économique, culturel ou académique » des implantations israéliennes en Cisjordanie ou ailleurs dans le pays. Cette loi est critiquée pour son caractère antidémocratique et son application suspendue par la Cour suprême qui examine sa constitutionnalité. En Europe, la France a également durci son cadre juridique. Ainsi, depuis 2010, une politique répressive se met en place contre le mouvement BDS et une série de procès a eu lieu contre les boycotteurs5 .

Promouvoir des alliances multiples

Dès la fin du XIXe siècle, les syndicats américains ont cherché à mobiliser les ressources des consommateurs pour donner de la force aux luttes syndicales. Comme les syndicats n’ont pas de droits légaux et qu’ils sont confrontés à une violente répression, ils ont besoin de cette arme. Le boycott est alors intégré à une panoplie de modes d’actions contestataires dans le monde du travail (tracts, grèves, piquets, actes de désobéissance civile, etc.). En 1880, l’American Federation of Labor publie des listes noires d’entreprises qui ne respectent pas leurs ouvriers. Les boycotts sont particulièrement efficaces dans les villes où la classe ouvrière est forte et soudée, surtout lorsqu’ils ciblent des entreprises qui vendent des produits (tabac, amidon, bière, etc.) aux ouvriers sur des marchés locaux. En comparaison à la grève, le boycott constitue une arme peu coûteuse, du moins tant qu’il n’est pas reconnu comme une pratique illégale, ce qui variera au fil de l’histoire.
Si les organisations syndicales constituent des moteurs de changement puissants en Europe au XXe siècle, elles peinent aujourd’hui à reconstruire un rapport de force face à l’acteur économique. Dans un contexte de mondialisation et d’affaiblissement des acteurs nationaux (pouvoirs publics, organisations syndicales), des alliances entre travailleurs, citoyens et consommateurs pourraient structurer de nouvelles configurations contestataires. Ces alliances pourraient mettre en place des stratégies de persuasion et de pression politique afin d’impliquer des acteurs institutionnels plus puissants.
Si l’hypothèse théorique de telles alliances est stimulante, il existe toutefois d’importants freins. Les intérêts des citoyens, des travailleurs et des consommateurs, même s’il s’agit des mêmes personnes, ne sont a priori pas convergents, du moins à court terme. Et une décision citoyenne peut constituer une menace pour l’emploi. En Europe, des taux de chômage élevés et durables contribuent au repli sur des intérêts corporatistes. En dépit de valeurs partagées, les travailleurs restent en majorité d’abord attachés à leur emploi, même s’ils n’approuvent pas toutes les pratiques de leur entreprise. Pour le consommateur, le boycott oblige à se tourner vers des produits de substitution peut-être moins intéressants, car plus coûteux ou moins attractifs. La solidarité avec un mouvement de travailleurs a donc un coût. Néanmoins, en tant qu’acteurs, les organisations syndicales et les ONG sont fréquemment associées dans la défense de causes communes, liées au travail, à la qualité de vie, à la protection de l’environnement.
Les évolutions dans les opportunités politiques instaurent donc des conditions favorables à l’introduction de nouvelles formes d’actions, mais encore faut-il que des individus et des groupes innovent, à la faveur de situations de crise économique ou sociale. Grâce aux grands forums mondiaux, aux organisations transnationales, aux multiples initiatives citoyennes et aux alliances nouvelles entre acteurs nationaux et internationaux, des pratiques inédites sont mises en place qui, au prix de nombreuses tentatives, d’essais et d’erreurs, enrichissent et transforment les répertoires d’actions.

(*) Ingrid Nyström est spécialiste en analyse des politiques économiques et sociales. Patricia Vendramin est directrice de recherche à la FTU et professeur à l’UCL


 

1 Cet article se base sur l’ouvrage d’Ingrid Nyström et Patricia Vendramin, Le boycott, Les Presses de SciencesPo, coll. « Contester », 2015.
2 À titre d’exemple, le National Boycott News, publication annuelle aujourd’hui disparue, recensait tous les boycotts aux États-Unis, leurs acteurs et leurs conséquences. A contrario, en Europe continentale, les exemples de boycotts massivement suivis sont rares, et leurs résultats en demi-teinte n’ont jusqu’ici pas favorisé l’importation de ce mode de protestation.
3 En Europe, 27% des protestants déclarent s’être engagés dans des boycotts contre 13 % chez les catholiques.
4 À l’inverse, un enjeu trop étroit ou purement matériel ne suscite pas l’adhésion du plus grand nombre.
5 Après une première condamnation en 2010, une militante de la Ligue des droits de l’Homme participant à une action de boycott dans un supermarché a toutefois été relaxée en 2014 par la chambre criminelle de la Cour de cassation.

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