Photo 9-12 copyright nosportL’instauration de l’assurance retraite date de moins d’un siècle. Prévue à l’origine pour parer à l’indigence du grand âge, elle consacra progressivement la légitimité d’un temps d’inactivité après l’emploi, lequel s’allongea avec l’espérance de vie. Aujourd’hui remise en cause par de nombreux responsables économiques et politiques, elle fait pourtant toujours sens pour les individus. Dans cette difficile balance, il y aurait intérêt à tenir compte d’autres formes d’activité, tout aussi socialement importantes, mais également à envisager des solutions modulées plutôt que l’actuelle succession emploi-retraite. Analyse.



La légitimité d’une période de retraite suivant une période consacrée au travail semble un fait bien établi, mais il n’en a pas toujours été ainsi. Dans les sociétés traditionnelles, le travail de chaque membre du groupe, des plus jeunes aux plus âgés, assurait la subsistance du groupe familial dans son ensemble.  Avec l’âge et la diminution de leurs capacités physiques, les individus réduisaient progressivement leur implication dans les tâches productives et se trouvaient soutenus par le clan familial. Les solidarités communautaires n’étant pas parfaites, certains individus se retrouvaient néanmoins en situation d’extrême pauvreté.
Lors de l’avènement de la société industrielle, suite à l’exode rural, les liens de parenté verticaux se sont rompus, et suite à l’appropriation par une minorité des moyens de production, la pression sur les individus s’est faite plus intense. Les attaches communautaires traditionnelles se sont progressivement délitées et la famille nucléaire est advenue. Une nouvelle forme de misère est apparue, non plus liée aux événements naturels ou aux guerres, mais à l’isolement des individus et à l’exploitation maximale de leurs capacités de production. En cas d’accident de vie, les individus, malades, handicapés ou âgés, se retrouvaient alors sans ressources.

Naissance de l’assurance retraite

Aux solutions existantes (solidarité familiale, hospices religieux), se sont ajoutés de nouveaux dispositifs : caisses d’épargne privée, régimes de pension spécifiques à certaines professions, sociétés de secours mutuels. Suite aux luttes sociales de la seconde moitié du XIXe siècle, un dispositif d’assurance vieillesse obligatoire sur base de capitalisation individuelle fut longuement discuté, pour être finalement institué en 1924. L’espérance de vie à la naissance en Belgique était alors d’environ 55 ans, soit de 10 ans inférieure à l’âge minimal de retraite.
Après-guerre, diverses modifications furent apportées, telles que l’abandon du système par capitalisation au profit d’un principe de répartition (1955), l’institution d’un régime pour indépendants (1956), la fondation de la Sécurité sociale (1964) et un système de droits résiduaires, le revenu garanti aux personnes âgées (1969) 1.

Repos mérité ou mort sociale ?

L’espérance de vie est alors d’environ 70 ans. Un nombre important d’individus commence à bénéficier d’une période relativement longue de repos après leurs années de travail, et une partie de cet allongement de la vie se fait dans un état de relative bonne santé. L’idée d’une période de « repos bien mérité » devient prépondérante, mais celle-ci peut s’accompagner d’un relatif ennui. Différentes initiatives sont ainsi mises en place, dans l’objectif de valoriser ce qu’on appelle alors le « troisième âge », tels que des clubs proposant des activités spécialement dédiées à ce nouveau public. Ces activités traduisent néanmoins une conception occupationnelle de cette période de vie.

 Ce que les seniors en disent

En octobre dernier, Énéo – le mouvement des aînés partenaire de la Mutualité chrétienne – a publié les résultats d’une étude d’envergure intitulée « Comment les aînés vivent-ils leur retraite ? » 1, à laquelle ont participé 2.496 retraités et préretraités de 50 à 99 ans.
Ceux-ci estiment que l’âge idéal de la retraite serait de 60 ans, ce qui laisse entendre qu’ils seraient défavorables à un recul de l’âge de départ à la retraite. La comparaison de leur âge effectif de départ à la retraite avec l’âge qu’ils jugent idéal les incite par ailleurs à considérer massivement (87 % des répondants) qu’il eut été préférable de partir plus tôt. Ce résultat peut être expliqué par l’expérience qu’ils ont de la retraite : 92 % d’entre eux s’en disent satisfaits. A posteriori, ils jugent donc qu’ils seraient bien partis plus tôt.
L’étude met également en évidence plusieurs facteurs liés à la satisfaction à la retraite. Parmi ceux-ci, on retrouve la satisfaction au travail : contrairement à ce qu’on pense parfois, ce ne sont donc pas les personnes qui détestent leur travail, mais bien celles qui l’apprécient qui profitent le plus de leur retraite. Le sentiment d’avoir eu le contrôle sur le passage à la retraite, d’avoir pu le préparer ainsi que d’être parti avec de vrais projets, s’est aussi révélé associé à la satisfaction.
Enfin, les répondants ont donné divers conseils aux futurs retraités. Les principaux d’entre eux étaient de rester actif, d’éviter l’isolement social, de se préparer financièrement, de préserver sa liberté et de chérir sa vie de couple.
L’étude menée par Énéo prend place dans un projet plus large (« Une vie après le travail »), qui vise à favoriser le bien-être des futurs retraités et se matérialise notamment par des modules de préparation à la retraite, des partages d’expériences et l’édition d’un guide du retraité.

Jean-Baptiste DAYEZ (chargé d’études chez Énéo)

1. Cette étude est consultable dans son intégralité sur le site Internet d’Énéo. Voir : http://www.eneo.be/balises/communication-et-publications/balises/balises-47.html

À la même époque, Anne-Marie Guillemard conduisait une étude qui fit date 2. Elle constatait que pour la majorité des individus, la retraite constituait une « mort sociale » : retiré du monde, le retraité mène une vie inactive, réduite à la satisfaction des besoins physiologiques. Plus tôt, aux États-Unis, des auteurs, comme Elaine Cumming et William E. Henry, postulaient que la vieillesse constituait une lente dégradation, qu’ils nommèrent désengagement, tandis que d’autres, comme Robert Havinghurst et Ruth Albrecht, observaient que le maintien de l’activité assurait un bien-être au grand âge 3.
Déjà à ce moment, apparaissait donc l’idée qu’une vieillesse réussie repose sur le maintien d’une forme d’activité. Pour autant, dans le grand public, c’est l’idée du repos bien mérité qui prévaut.

L’âge d’or

Les années passent, les générations du troisième âge atteignent le quatrième âge, et les suivantes, plus instruites et surtout en meilleure santé, ne se reconnaissent plus dans cette dénomination devenue péjorative. Un nouveau modèle s’esquisse, qui voit la retraite comme une période dorée, telle une nouvelle jeunesse, libre de contraintes et, avec le relèvement des montants des pensions de retraite, bénéficiant de possibilités de choix dans ses activités. Le marché s’empare de ce nouveau « consommariat » et invente une nouvelle dénomination, plus flatteuse : celle des « seniors ».
Ces seniors, du moins ceux qui en ont les moyens, profitent de salons, voyages, associations spécifiques ainsi que des nombreuses possibilités culturelles et sportives ouvertes à tous, tandis qu’a minima, les moins dotés peuvent prendre soin de leur famille, garder leurs petits-enfants, faire du volontariat ou simplement profiter de leur télévision.
Mais à cette époque, les économistes, inquiets du rétrécissement de la base de la pyramide des âges et de l’élévation de celle-ci 4, commencent à s’interroger sur la durabilité d’un tel modèle. D’autant que si l’âge officiel de départ à la retraite est encore de 65 ans pour les hommes et 60 ans pour les femmes, l’âge de départ réel est nettement plus faible, les personnes entre 55 et 65 ans n’étant plus que 25 % à être professionnellement actives en 2001.
Alertées, les instances politiques se mettent en tête de faire remonter le taux d’emploi des seniors. La théorie de l’activité, remise au goût du jour sous le vocable de « vieillissement actif », se voit instrumentalisée dans une acception restreinte à l’emploi. Les grandes institutions, Union européenne et OCDE notamment, promeuvent cette conception et incitent les États nationaux à limiter les sorties précoces du travail 5.
En 2011, le taux d’emploi des 55-64 ans en Belgique est remonté à près de 40 %, et l’âge moyen de départ effectif à la retraite est légèrement inférieur à 60 ans 6. Précisons que l’espérance de vie à 65 ans est de près de 20 années (soit 85 ans), dont les 10 premières se déroulent « en bonne santé » 7.

D’autres formes d’utilité sociale

Pourtant, les Belges ne font pas le deuil d’une longue période de retraite, et restent attachés à une vision plus large de l’activité au grand âge. Pour les sociologues également, l’activité doit être considérée selon le point de vue de l’individu, sans décision de légitimité a priori. Aller chercher ses petits-enfants à l’école, faire du volontariat, voyager, jardiner et même regarder la télévision : qui pour juger du bien-fondé de telle ou telle ? Par ailleurs, si ces activités peuvent sembler non productives, beaucoup d’entre elles représenteraient un coût si elles devaient être prises en charge par un personnel rémunéré.
Une vision économique strictement centrée sur l’équilibre du budget de l’État néglige donc certains aspects de ce temps utilement consacré. À vouloir remettre les seniors au travail, n’obligera-t-on pas un certain nombre de personnes plus jeunes – principalement des femmes dans l’état actuel de la répartition sexuée des tâches – à diminuer leur temps de travail ? Ne faudra-t-il pas créer de nouveaux postes pour compenser la diminution du volontariat ? Une perte de cohésion sociale, due à la réduction des aides et soins aux personnes âgées, des écoles de devoirs, ou encore des clubs sportifs, n’en sera-t- elle pas la conséquence ? En bref, beaucoup de ces personnes ne sont-elles pas toujours au travail, sur une modalité de temps partiel et de temps choisi, même si elles ne sont pas comptabilisées comme professionnellement actives ?
Par ailleurs, quel en sera l’impact sur le taux d’emploi des jeunes, déjà fortement malmené ? Faut-il instituer une nouvelle obligation pour des tranches d’âge jusqu’ici préservées et créer une concurrence renforcée entre les travailleurs jeunes et âgés, débutants et expérimentés ? Cela ne participe-t-il pas à une mise sous pression des travailleurs et à une délégitimation de leurs attentes d’emplois de qualité, en empêchant la pénurie et en accroissant la compétition de tous contre tous ?

Un individu assujetti

Peter Townsend postule dans un article resté célèbre 8 que la dépendance des personnes âgées est organisée par les institutions de retraite. Le niveau de dépendance, souvent proche du seuil de pauvreté, ne permet à l’individu de « choisir » qu’entre différentes modalités de vieillissement, proposées par les institutions subventionnées, et non d’organiser sa vieillesse à sa guise. En somme, l’individu a uniquement le choix, au grand âge, entre les possibilités de soins et services à domicile qui lui sont proposées par les mutualités, puis entre des maisons de repos dont les niveaux de prestations sont à peu près semblables. Seule une minorité d’individus, parce qu’elle dispose de ressources propres suffisantes, peut se permettre d’organiser d’autres solutions pour son vieillissement.
On pourrait étendre cette proposition au débat actuel sur les retraites : la période d’or que nous avons connue, résultant d’un emballement non prévu du système de protection sociale, est remise en cause afin de récupérer à d’autres fins une partie des moyens importants actuellement alloués aux personnes qui atteignent l’âge de la pension. Le raccourcissement de la période de retraite aura pour conséquence de faire dépendre les individus d’institutions publiques et privées, y compris durant ce temps de vie actuellement préservé. Dans cette logique, l’individu voit sa liberté aliéner, d’abord par l’école, puis par l’entreprise (mais sur un temps devenu plus long), et enfin par des institutions de santé forgées pour parer aux déficiences liées au vieillissement.
Le temps des individus n’est pas celui des institutions. À l’heure actuelle, les seniors font face à une pression des mondes politiques et économiques pour réduire la durée de leurs retraites, alors qu’ils restent profondément attachés à ce temps de repos qu’ils considèrent comme une récompense légitime après une carrière bien remplie. La tension permanente vers une productivité de plus en plus grande, quel que soit le secteur de travail ou presque, ne les incite pas à rester à l’emploi, et d’autant moins lorsque celui-ci n’est pas perçu comme gratifiant.

Des alternatives à promouvoir

Il existe pourtant des solutions. Le maintien d’une qualité de vie au travail en est une. Cela signifie pour les entreprises d’utiliser, au-delà d’indicateurs purement quantitatifs de performance, des critères de qualité du contenu du travail et de son organisation, des relations professionnelles et de l’environnement physique, du développement personnel et de la conciliation avec la vie hors travail.
La progressivité des transitions entre emploi et retraite en est une autre. Terminer sa vie professionnelle par un horaire allégé, par des tâches d’encadrement et de soutien, par le retrait d’un poste au profit d’un autre emploi moins exigeant constituent des transitions plus douces pour l’individu, tout en respectant les objectifs d’un maintien à l’emploi plus tardif.
Remarquons que des dispositifs moins progressifs, outre qu’ils ne permettent pas aux individus de s’adapter en douceur au changement que constitue la retraite, conduiront sans doute une série d’entre eux à d’autres formes de retrait de la vie active : on constate en effet que, selon les réglementations nationales, la retraite, le chômage et le statut de maladie ou d’invalidité constituent des portes de sortie du marché de l’emploi diversement utilisées 9.
La reconnaissance d’autres formes d’utilité sociale apparaît également indispensable, même si elle est difficilement chiffrable. Les seniors sont déjà actifs, bien que pas toujours sur un mode professionnel standard. La prise en compte de cette diversité des modes d’engagement ainsi que la mise en œuvre de modes de sorties moins standardisés font partie des défis actuels, bien plus qu’un relèvement univoque et inconditionnel de l’âge de départ à la retraite. #

> Laurent NISEN est coordinateur du Panel Démographie Familiale et maître de conférences à l’Université de Liège

Crédit photo : +®n+®osport



1. Pour plus de détails, consulter : https://www.socialsecurity.be/CMS/fr/about/displayThema/about/ABOUT_1.xml
2. Voir : Anne-Marie Guillemard, La Retraite, une mort sociale, Paris, Mouton, 1972.
3. Pour ces théories, se référer à : Vincent Caradec, Sociologie de la vieillesse et du vieillissement, Nathan, coll. 128, 2001.
4. cf. http://statbel.fgov.be/fr/statistiques/chiffres/population/structure/agesexe/pyramide/
5. Voir par exemple : Thibauld Moulaert et Dimitri Léonard, « Le vieillissement actif : regards pluriels », Les politiques sociales, 2012, 1-2.
6. cf. http://www.oecd.org/fr/eco/etudes/Belgique_Synth%C3%A8se_FR.pdf
7. cf. http://www.eurohex.eu/pdf/6.CountryReports_Issue7_translated/Belgique.pdf
8. Peter Townsend, « The Structural Dependency of the Elderly : A Creation of Social Policy in the Twentieth Century », Ageing and Society, vol.1, n° 1.
9. Anne-Marie Guillemard, « Emploi, protection sociale et cycle de vie : résultats d’une comparaison internationale des dispositifs de cessation anticipée d’activité », Sociologie du travail, n°3,1993.

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