4188015922 6f761248e1 zOpportunité de sortie de crise pour les uns, menace pour l’emploi pour les autres, la lutte contre les changements climatiques interpelle le mouvement syndical. D’un côté, nombreux sont ceux qui appellent les syndicats à prendre cette problématique à bras le corps. De l’autre, l’acuité actuelle des questions sociales pourrait inciter certains à repousser l’ensemble des questions environnementales à l’arrière-plan. Le présent article vise à réaffirmer l’absolue nécessité d’une articulation des questions sociales et environnementales qui doivent être traitées avec une égale détermination.


Le dernier rapport de synthèse du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) publié en 2014 rappelle avec clarté les conséquences délétères pour notre environnement d’une augmentation des températures qui irait au-delà de 2°C (voire de 1,5°C) : élévation du niveau des mers, perte de biodiversité, etc. La liste est longue et pour le moins préoccupante. Les sociétés humaines ne sont bien entendu pas en reste. Les phénomènes météorologiques extrêmes, rendus plus intenses et plus fréquents, induiront davantage de destructions et de catastrophes sanitaires. Dans bon nombre de régions, la satisfaction de besoins alimentaires essentiels sera mise en péril par la chute des rendements agricoles et les problèmes d’accès à l’eau potable. Le rapport du GIEC attribue également au réchauffement un effet de catalyseur de phénomènes existants comme les déplacements de population, les migrations et la pauvreté. Le GIEC reconnaît par ailleurs que le réchauffement pourrait indirectement augmenter le risque de conflits violents.
Le tableau esquissé est donc des plus sombres. Il laisse à voir une planète marquée par des changements importants, souvent irréversibles et, surtout, un monde où les inégalités sociales – déjà affolantes – seront décuplées par les effets de la vulnérabilité environnementale. Les communautés qui tirent l’essentiel de leurs moyens de subsistance des activités agricoles, les populations vivant dans un habitat précaire, souvent massé à flanc de collines ou au milieu de zones fréquemment inondées, sont particulièrement exposées aux effets du réchauffement. De nombreux pays verront ainsi assurément leur structure sociale profondément ébranlée par les conséquences du réchauffement et les populations accablées par la pauvreté et le mal développement en seront les principales victimes. Il est évident que la capacité de ces pays à s’adapter est largement fonction de leur niveau de richesse.  
Dans pareil contexte, ni la justice sociale ni l’emploi de qualité ne peuvent être envisagés. C’est une évidence absolue que le mouvement syndical a résumé par la formule : « No jobs on a dead planet » 1. Ce slogan résume bien la prémisse sur laquelle s’appuient les différentes positions adoptées par la plupart des organisations syndicales : il n’y a pas d’emplois sur une planète dévastée. Si nos organisations représentent des travailleurs, ceux-ci sont avant tout des hommes et des femmes dont l’existence ne peut qu’être négativement affectée par les perturbations multiples associées au réchauffement de la planète. Plus fondamentalement, les conséquences d’un réchauffement de la planète non maîtrisé seraient telles, en particulier pour les jeunes générations et leurs descendants, qu’elles semblent en totale contradiction avec les valeurs de progrès social et de solidarité du mouvement syndical.

Des différences idéologiques

La lutte contre les changements climatiques vise en définitive à préserver l’habitabilité de la planète. La limite ultime entre l’acceptable et l’inacceptable est généralement fixée à un réchauffement de 2°C par rapport à la période préindustrielle, même si de nombreuses voix préconisent une limite fixée à 1,5°C. Or les scénarios présentés dans le rapport du GIEC indiquent que, sans mesures additionnelles, l’élévation des températures en 2100 sera probablement de 3,7 à 4,8°C. Le statu quo politique nous offre donc un passeport pour une planète dévastée. Les scénarios d’émissions qui offrent une probabilité élevée de maintenir le réchauffement en deçà de 2°C requièrent, quant à eux, de diminuer les émissions globales de 40 à 70 % d’ici à 2050 et prévoient des émissions nulles, voire négatives pour la fin du siècle. Lorsqu’on sait que les émissions mondiales n’ont jamais autant augmenté que durant la période 2000-2010, et que les énergies fossiles représentent 80 % de l’énergie consommée dans le monde, on mesure l’ampleur du défi que cet objectif représente. Tous les pays – ou du moins toutes les grandes économies de la planète – et tous les secteurs d’activité doivent être transformés de fond en comble, et ce, en quelques décennies !
Comment réduire à zéro les émissions de gaz à effet de serre d’une économie outrageusement dominée par les énergies fossiles tout en défendant le monde du travail ? Comment sortir d’un monde saturé de carbone sans sacrifier l’emploi et sans mettre en péril un modèle social pourvoyeur d’une sécurité d’existence pour chacun ? Ces questions sont au cœur des réflexions du monde syndical. Et le spectre des positionnements est relativement large. Ils varient selon les organisations, les secteurs et les régions considérés. D’aucuns mettent en cause les fondements du système économique actuel et de son hyperproductivisme. D’autres préconisent une forme de keynésianisme revisité au sein duquel investissements, innovations technologiques et régulations sont présumés capables de remettre notre économie sur les rails de la durabilité. Il existe aussi, au sein du mouvement syndical, des positionnements beaucoup plus conservateurs qui, sans aller nécessairement jusqu’à nier le réchauffement, s’opposent de manière systématique aux politiques de réduction des émissions de gaz à effet de serre, invoquant leurs effets négatifs sur l’emploi. Ces positionnements sont très largement minoritaires au niveau des confédérations, mais peuvent être localement plus importants.  

Pour une transition juste

Au-delà de ces différences idéologiques bien réelles, qui invitent à poursuivre le dialogue avec les différentes composantes du mouvement syndical, ce qui fédère l’essentiel des organisations syndicales est la combinaison d’une part, de l’acceptation de la nécessité de transformer nos économies du fait de la menace climatique et, d’autre part, de la reconnaissance qu’une telle transformation recèle des enjeux sociaux absolument essentiels. On ne peut pas passer d’une économie dépendante des énergies fossiles à une économie neutre en carbone sans affecter l’emploi. On ne peut pas non plus postuler que les lois du marché mèneront d’elles-mêmes l’humanité vers une économie bas carbone réellement soutenable et socialement juste. Il ne faut en effet pas tomber dans les chimères d’un certain néo-libéralisme teinté de vert qui postule qu’il n’y aura que des gagnants dans les changements à venir. De nouveaux secteurs ont émergé et vont se renforcer dans les années qui viennent à condition que les mesures d’accompagnement nécessaires soient mises en œuvre. La majorité des secteurs devront modifier en profondeur leurs modes de production ainsi que leurs modèles économiques. Dans certains secteurs et certaines régions, les bénéfices de l’économie bas carbone seront plus difficiles à matérialiser. Le mouvement syndical réclame que des mesures fortes soient prises pour accompagner tous les travailleurs sur la longue et difficile route qui sépare l’économie actuelle, qui va clairement dans le mur, vers un modèle économique compatible avec la finitude de notre planète. C’est exactement ça la transition juste : accepter l’inéluctabilité de la transition vers une économie durable et bas carbone, tout en défendant l’emploi de qualité, la protection sociale, la participation des travailleurs, le droit à la formation et l’ensemble des droits syndicaux !
L’articulation des questions sociales et environnementales est non seulement essentielle pour éviter que la transition bas carbone ne puisse servir de cheval de Troie au démantèlement de notre modèle social, mais elle est indispensable pour garantir la légitimité des politiques mises en œuvre au nom de la lutte contre les changements climatiques. Dans des régions meurtries par plusieurs décennies de désindustrialisation, dans des régions où l’absence d’investissement prive les travailleurs des secteurs intensifs en carbone d’alternatives professionnelles crédibles, face aux atteintes multiples aux systèmes de protection sociale, face à la précarisation endémique et à la montée des inégalités, les mesures visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre ne seront acceptées par les citoyens que si elles sont socialement justes. La sécurisation des trajectoires professionnelles, l’existence de systèmes de protection sociale, un dialogue social équilibré et élargi aux thématiques environnementales, une juste répartition des charges fiscales éventuelles entre entreprises et ménages, et entre les différentes catégories de revenus, sont autant de conditions à remplir pour que l’économie bas carbone représente un horizon désirable pour l’ensemble des citoyens.  

La nécessité d’un cadre global

La légitimité et l’efficacité des politiques de lutte contre les changements climatiques dépendent aussi de l’existence d’un cadre international. Combien de fois n’a-t-on pas entendu des mises en cause des mesures de réduction des émissions en Europe au motif que l’absence de contraintes comparables dans d’autres régions rendait toute politique de réduction des émissions de l’Union européenne (UE) économiquement suicidaire 2 ? Ces cris d’orfraie négligent complètement les nombreux bénéfices associés à une réduction des émissions de gaz à effet de serre, notamment en termes de dépendance énergétique et de balance commerciale. Par ailleurs, l’état actuel du système européen d’échange de quotas d’émission, avec ses prix planchers et ses compensations très généreuses, rend plus théorique que réel le risque d’observer des délocalisations induites principalement par la législation climat. Cela étant, ces assertions reflètent bien l’idée qu’une politique de lutte contre un problème mondial qui ne serait pas enchâssée dans un cadre global risque bien d’être perçue comme une entreprise à la fois vaine, coûteuse et injuste.   
Dans ce débat, la Confédération européenne des syndicats (CES) considère que, dans une économie globalisée qui met en concurrence les États, il n’est pas possible de bâtir une Europe bas carbone sans un accord international qui crée les conditions d’un partage de la charge à la fois équitable et universel. Des objectifs de réduction des émissions, comme ceux prévus pour 2030, peuvent être atteints sans véritable dommage et générer des co-bénéfices substantiels. En revanche, les objectifs à plus long terme, qui visent à amener les émissions de l’UE proche de zéro, mettraient en péril les secteurs industriels européens soumis à une forte concurrence internationale s’ils ne s’appuyaient pas sur des normes internationales imposant des contraintes similaires à toutes les économies du globe. Selon les termes de sa dernière résolution en date sur le sujet, la CES « considère indispensable que toutes les économies de la planète soient soumises à des objectifs contraignants, comparables, mais non identiques, conformément au principe des responsabilités communes, mais différenciées. À défaut d’un cadre réglementaire global [...] et de la création de conditions de concurrence équitables, les efforts entrepris par les pays les plus volontaristes se heurteront nécessairement aux impératifs de compétitivité inhérents au système économique actuel » 3. Cela étant, refusant de s’aligner sur ceux qui font de la conclusion d’un accord universel, la condition de toute politique climatique en Europe qui irait au-delà du statu quo, la CES plaide pour des engagements forts pour 2030 : « L’adoption par l’Union européenne d’un cadre réglementaire pour la période 2020-2030 est une condition nécessaire à la conclusion d’un accord international à Paris en 2015, mais elle est aussi une nécessité économique, sociale et politique pour une Europe fragilisée par sa dépendance aux énergies importées. Le renforcement de l’ « efficacité énergétique » et des « énergies renouvelables » contribuera à assurer la sécurité énergétique, générera d’importants bénéfices environnementaux et constitue une opportunité de création d’emplois qui doit impérativement être exploitée ».

S’approprier le débat

Menace pour l’habitabilité de la planète et terrible amplificateur des inégalités, le réchauffement climatique semble, au-delà d’un certain stade, incompatible avec les valeurs de solidarité et de progrès social portées par le mouvement syndical. Les politiques mises en œuvre pour le combattre requièrent, de leur côté, une transformation sociale et économique sans précédent et impacteront nécessairement le marché du travail. Nouveaux métiers, nouvelles technologies, nouveaux modèles économiques, nouvelles compétences, mais aussi transitions professionnelles, restructurations, et réformes fiscales sont autant de questions où la lutte contre le réchauffement de la planète et ses effets rencontrera l’agenda du monde syndical. Dans le façonnement de ce qui émergera de cette rencontre, l’articulation entre le local, le régional et le global est absolument cruciale. Le chantier est immense pour les organisations syndicales et bien des questions fondamentales restent ouvertes, notamment celles qui touchent à la compatibilité entre le modèle économique dominant et la finitude de la planète. S’approprier ces questions pour nourrir la réflexion du mouvement syndical est absolument essentiel si l’on veut construire un syndicalisme à la hauteur des défis de notre temps. #

 

Benjamin Denis est conseiller à la Confédération européenne des syndicats et professeur invité à l’Université Saint-Louis de Bruxelles.
Le contenu de l’article n’engage que son auteur.

Crédit photo : CNCD-11.11.11


1. Littéralement : « Pas d’emplois sur une planète morte ». Ce slogan a été utilisé lors d’une campagne lancée par la Confédération internationale des syndicats lors de son Congrès 2014 à Berlin et a été repris par la Confédération européenne des syndicats à la veille du Conseil européen d’octobre 2014.
2. L’argument qui consiste à dire que l’UE serait le leader de la lutte contre les changements climatiques alors que les autres se contentent de rester au balcon mériterait à tout le moins un examen critique.
3. Voir : http://www.etuc.org/

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