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Il y a six ans, la crise économique a pris le monde de court et a causé une grave crise sociale. Depuis lors, le taux de chômage s’est littéralement envolé dans la zone euro, passant de 7,6 % à 12 % en 2014. Sur la même période, la Belgique a limité « exemplairement » la casse (de 7 % à 8,5 %). Par ailleurs, étant donné la durée de la crise, le chômage de longue durée aurait dû augmenter chez nous, comme cela a été observé dans la zone euro. Pourtant, il n’en fut rien. Décryptage d’un jeu de dupes 1.


 

[Note à l'attention des internautes : les tableaux de cet article ne sont disponibles que sur la version papier de la revue. Voir sur cette page en haut à droite : "Pour recevoir Démocratie"]

La base de données d’Eurostat nous informe qu’en Belgique, le chômage de longue durée (que l’on considère une période de plus d’une année ou de deux années) a reflué entre le moment précédant la crise et la mi-2014. C’est d’autant plus surprenant que le taux de croissance économique que beaucoup estiment être un bon indicateur de l’évolution des taux d’emploi et de chômage (avec un décalage de quelques trimestres) était nettement moins favorable ces dernières années. Peut-on expliquer cette situation a priori paradoxale ?

Une forêt de petits boulots

Les thuriféraires du modèle allemand pointent sa résistance à la récession et le retour rapide au quasi-plein-emploi 2. Ils n’ignorent généralement pas que la profusion des mini-jobs qui sont très faiblement rémunérés (moins de 400 euros !) et qui représentent plus d’un tiers des emplois créés depuis une décennie 3 en constitue l’un des points noirs.
Mais, à y regarder de plus près, si la situation n’a pas été poussée à cet extrême en Belgique, notre pays a néanmoins évolué silencieusement dans cette direction : l’une des explications de la maîtrise relative du chômage tient dans la multiplication de petits boulots, ceux qui connaissent une forte rotation et/ou une intensité de travail faible (peu d’heures de travail fournies par semaine). Désormais, 14 % des personnes vivent dans un ménage à très faible intensité de travail, soit deux points de pourcentage de plus qu’en 2008.
Cette tendance concerne tous les niveaux d’éducation, donc y compris les personnes qui détiennent un diplôme de l’enseignement supérieur. C’est très inquiétant, car cela signifie que si ces personnes jouissent toujours de meilleures chances d’accès à l’emploi que celles dont le parcours scolaire s’est arrêté plus tôt, elles n’ont pas échappé à la dégradation généralisée de la qualité de l’emploi : 7 % de ces travailleurs vivent désormais dans un ménage à très faible intensité de travail ! On peut raisonnablement supposer que la hausse observée pour cette catégorie de travailleurs affecte surtout les jeunes qui sont sortis des études ces dernières années (la « génération sacrifiée » ?). Autrement dit, l’obtention d’un diplôme du supérieur consécutif à un investissement personnel de trois ans ou plus consenti pour se ménager des perspectives favorables ne garantit plus d’échapper à la précarité. Alors que tous les partis du spectre politique et les employeurs insistent sur la nécessité d’élever sans cesse le niveau des connaissances au sein de la société, les diplômes perdent ainsi de la valeur, ce qui est un très mauvais signal envoyé aux jeunes. Cela risque de créer et d’amplifier un sentiment de frustration chez eux et dans le chef de leurs parents. À terme, cela pourrait provoquer l’essor de mouvements populistes et du repli sur soi 4.

Un jeu de chaises musicales

Le rapport annuel 2012 de l’Office national de l’emploi (Onem) analyse l’évolution trimestrielle du nombre de personnes qui sont enregistrées comme chômeurs complets indemnisés demandeurs d’emploi et celles qui quittent ce statut. Il en ressort que le nombre d’« entrants » dans le chômage a crû durant les deux premières années de la crise avant de s’infléchir en 2010. Avec un léger décalage, le nombre de « sortants » du chômage a augmenté de presque autant si bien qu’in fine, cela a neutralisé dans une certaine mesure le flux d’« entrants » et, par conséquent, limité la hausse du chômage (telle que recensée dans les statistiques).
Ces entrées et sorties du chômage résultent massivement de petits boulots. Ce jeu de « chaise musicale » (passage d’un petit boulot à un autre, puis chômage, puis petit boulot, etc.) est la conséquence des politiques d’activation mises en place par les gouvernements fédéraux depuis dix ans et qui ont consisté en une rotation de plus en plus rapide de certains types emplois afin de donner l’illusion, en tordant les statistiques, que la Belgique absorbait relativement bien les demandeurs d’emploi (les jeunes) arrivant sur le marché du travail.

Boucher les trous à tout prix

Certes, les théoriciens du marché du travail et les décideurs politiques argueront que cette situation permet de donner une expérience aux sans-emploi plutôt que de les laisser végéter dans un chômage dans lequel ils risquent de s’enliser durablement, ce qui rendra par la suite plus difficile encore leur réinsertion sur le marché du travail 5. Néanmoins, on peut objecter à cette affirmation (voire cette intuition) plusieurs arguments.
Sur le plan de l’efficience économique, une étude 6 réalisée à la demande de la Commission européenne a montré qu’il existait (jusqu’à un certain point) un lien positif entre la durée d’occupation d’un emploi et la productivité du travail (et, a contrario, un lien négatif entre la mobilité des emplois et la productivité du travail) 7. Les jobs précaires sont donc contre-productifs.
En outre, l’obstination à boucher des trous sur le marché du travail peut conduire à une « allocation sous-optimale des ressources » intellectuelles : selon Eurostat, 22 % des personnes de 25 à 54 ans sont surqualifiées en Belgique, c’est-à-dire que le niveau de leur diplôme est supérieur au niveau requis par le poste qu’elles occupent actuellement (pour les personnes nées à l’étranger, le taux monte même à 32 %) 8. Pour caricaturer le propos, la surqualification renvoie à la situation d’un ingénieur commercial qui prendrait les commandes dans un fast-food.
Le problème est que, bien souvent, le premier emploi détermine les emplois auxquels le travailleur pourra accéder ultérieurement, car :
les compétences qu’il aura acquises précédemment se seront émoussées ;
l’entreprise dans laquelle il aura fait ses armes le formera, et cette formation sera spécifique aux équipements mêmes de cette entreprise et ne pourra pas être valorisée par le travailleur s’il change d’employeur ;
c’est l’image du dernier job « qui lui collera à la peau » (sans que cela ne soit nécessairement péjoratif). Une étude 9 portant sur le parcours des travailleurs finlandais sur quatre années successives a ainsi mis en exergue que le secteur dans lequel on commence sa carrière professionnelle exercera une influence prédominante sur le reste de celle-ci 10. Prenons le cas d’un jeune diplômé qui, après des études scientifiques, se destine à travailler dans le secteur de la chimie. Malheureusement, après plusieurs mois de recherches infructueuses de l’emploi de ses rêves, il capitule et accepte un emploi auprès d’un constructeur automobile. À partir de là, les chances sont très minces (mais pas nulles) qu’à l’avenir, il puisse migrer vers le secteur de la chimie. Il est plutôt probable qu’il occupe ultérieurement un emploi dans le secteur des produits métalliques et qu’à l’âge de la pension, il se trouve dans les équipements de transport.

Le déni des partisans de l’activation

En veillant à ce que les entreprises ne manquent jamais de bras ni de matières grises, les politiques d’activation que les gouvernements successifs s’obstinent à mener ne font en fait qu’aggraver nos difficultés économiques. En effet, le problème ne se situe pas du côté de l’offre, mais du côté de la demande. C’est le cas en Belgique, et c’est encore plus vrai dans l’Union européenne. Pour mesurer cela, les économistes utilisent le concept d’ output gap. Celui-ci donne une idée de l’écart qu’il y a entre la richesse maximale pouvant être produite dans une économie sur une année (en mobilisant tous les facteurs de production) et la richesse qui est effectivement créée en tenant compte du chômage notamment. En raison de la crise économique, l’output gap de la Belgique a été de - 0,5 % en moyenne depuis 2008. À titre de comparaison, la moyenne au cours de la décennie qui a précédé la crise était de + 0,6 %. Au-delà du ralentissement de l’économie, cela donne une idée des sous-capacités productives du fait d’une demande atone. Au niveau européen, la demande intérieure (à prix constant) était en 2014 inférieure à son niveau d’avant la crise ! Dès lors, plutôt qu’une politique centrée sur l’offre, il aurait fallu déployer une politique soutenant la demande. Si les politiques d’activation qui sont à l’origine de l’essor des petits boulots étaient LA solution permettant de remédier aux maux de notre économie, alors le taux d’emploi devrait au moins être égal à celui observé avant la crise ou à celui enregistré en moyenne durant les années précédentes. On compterait alors aujourd’hui 24.250 emplois de plus dans notre pays 11 !
Plutôt que pratiquer la méthode Coué ou de stigmatiser davantage les sans-emploi et les conduire dans une impasse de manière à présenter de beaux chiffres au reste de l’Union européenne ou à duper l’opinion publique (et les électeurs), il faudrait plutôt organiser un moratoire sur les sanctions que prévoient ces politiques d’activation tant que la conjoncture ne s’est pas sensiblement améliorée.

De « petits » arrangements méthodologiques

Complémentairement à ce traquenard de l’activation, on ne peut clore cette discussion sans aborder le « trucage » du taux de chômage. La « définition opérationnelle du chômage » est à ce point importante qu’elle a fait l’objet d’un règlement européen pour uniformiser ce concept entre les États membres 12. En vertu de celui-ci, un sondage est réalisé auprès de 11.600 Belges sur leur situation professionnelle. Pour peu que les personnes qui ont passé l’essentiel de l’année écoulée au chômage se soient vues proposer un emploi qui débutera dans les quinze jours qui suivent le sondage ou encore qu’elles n’aient presté ne fût-ce qu’une heure dans le cadre d’un contrat temporaire d’une semaine, cela suffira à considérer qu’elles occupent bel et bien un emploi, peu importe la durée effective de travail (et le salaire qu’elles en perçoivent) ! De quoi rayer, grâce à la rotation des emplois et à nos mini-jobs made in Belgium, des milliers de personnes des statistiques du chômage et ainsi, modérer la hausse du taux de chômage. Selon des calculs à la « grosse louche », si la moitié de ces personnes qui vivent dans un ménage à très faible intensité de travail étaient enregistrées comme demandeurs d’emploi, le taux de chômage ne serait plus de 8,5 % en 2014, mais de 9,9 % 13 !

Conclusions

En négligeant de soutenir la politique de la demande pour se concentrer sur la seule politique de l’offre, les gouvernements aggravent les déséquilibres économiques. Dans un contexte international marqué par l’essoufflement de pays comme la Chine, par une austérité contre-productive (parce qu’elle bride l’activité et l’emploi, et par conséquent, comprime les recettes fiscales) et par un dumping persistant au sein de l’Union européenne, ils retardent le retour de l’économie sur des bases saines. Au contraire, ils font peser sur l’Europe un risque de déflation, c’est-à-dire une baisse généralisée des prix. Si, a priori, il peut s’agir d’une bonne chose, la déflation – contrairement à l’inflation – renchérit les charges d’intérêt et complique la tâche des pays qui essaient de rembourser leur dette publique. Elle pousse aussi les entreprises et les ménages à retarder leurs investissements. En intensifiant la concurrence entre les travailleurs, les politiques d’activation contribuent à cette déflation, car cette concurrence se traduit par une hypermodération salariale, et, dans certains cas, par une décroissance des salaires. En fin de compte, ces politiques d’activation jusqu’au-boutistes constituent des menaces au niveau individuel et au-delà, pour l’ensemble de l’économie, voire pour la bonne santé de notre démocratie en soufflant dans les voiles des populistes. #

> Olivier DERRUINE est Économiste

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1. Cet article se base sur une analyse publiée sur le blog de l’auteur : http://www.revuenouvelle.be/-Delits-d-inities-
2. Cette situation économique a été la clé de la réélection d’Angela Merkel. Cette année-là (2013), le taux de chômage était scandaleusement bas outre-Rhin avec 5,3 %, soit deux fois moins que les 12,1 % de la zone euro.
3. cf. Conseil central de l’économie, Annexe au rapport technique 2013, p.131 (http://www.ccecrb.fgov.be/txt/fr/report_fr.pdf).
4. Une étude commandée par la Commission en 2007 montre ainsi qu’il existe un lien entre les réformes structurelles intensifiant la concurrence entre les travailleurs et le vote d’extrême droite, voire d’extrême gauche.
5. Le rapport annuel 2012 de l’Onem sur les indicateurs du marché du travail indique que 49 % des personnes au chômage depuis moins d’un an en 2011 ont retrouvé du travail dans les douze mois qui suivaient ; le pourcentage tombe à 41 % pour celles au chômage depuis un à deux ans, 34 % pour celles qui y sont depuis deux à trois ans et ainsi de suite jusqu’à seulement 8 % pour les chômeurs de très longue durée (plus de six ans).
6. Job Mobility in the European Union : Optimising its Social and Economic Benefits, Policy and Business Analysis, Danish Technological Institute, avril 2008 (pp.85-86). Disponible sur : http://www.dti.dk/_root/media/47335%5FJob%20Mobility%20in%20Europe.pdf
7. Toutes autres choses égales par ailleurs, car il faut aussi tenir compte de l’ensemble des conditions de travail.
8. Voir : http://epp.eurostat.ec.europa.eu/cache/ITY_PUBLIC/3-08122011-AP/FR/3-08122011-AP-FR.PDF
9. Mika Maliranta, Tuomo Nikulainen, Labour flow paths as industry linkages: a perspective on clusters and industry life cycles, ETLA, Discussion paper 1168. Disponible sur : http://www.etla.fi/wp-content/uploads/2012/09/dp1168.pdf
10. Les économistes parlent d’effet de lock in ou de path dependence, c’est-à- dire d’effet de blocage.
11. Le taux d’emploi était de 62,4 % en 2008 et de 61,9 % en 2014 (2e trimestre) (soit 4,414 et 4,498 millions d’emplois respectivement) et la population de 15-64 ans était de 7,248 millions de personnes. Appliquer le taux d’emploi de 2008 à cette population donnerait, théoriquement, 4,522 millions d’emplois, soit une différence de 24.250 emplois.
12. Sont considérées comme « chômeurs » les personnes âgées de 15 à 74 ans qui étaient :
« a) sans travail pendant la semaine de référence, c’est-à-dir qui n’étaient pourvues ni d’un emploi salarié ni d’un emploi non salarié
(pendant au moins une heure) ; b) disponibles pour travaille, c’est-à-dire pour commencer une activité en tant que salarié ou non salarié dans un délai de deux semaines suivant
la semaine de référence ;c) activement à la recherche d’un travail, c’est-à-dire qui avaient entrepris des démarches spécifiques en vue de trouver un emploi salarié ou non-salarié pendant une période de quatre semaines se terminant à la fin de la semaine de référence, ou qui avaient trouvé un travail et l’entameraient dans une période de trois mois au maximum sans travail pendant la semaine de référence, c’est-à-dire qui n’étaient pourvues ni d’un emploi salarié ni d’un emploi non-salarié (pendant au moins une heure) » (source : http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=OJ:L:2000:228:0018:0021:FR:PDF).
13. En 2014, le nombre de chômeurs répondant à la définition Eurostat s’établirait à 419.000 pour la Belgique, ce qui correspondait à un taux de 8,5 %. Afin d’exclure du nombre de personnes vivant dans un ménage à faible intensité de travail les enfants, nous ne prenons en compte que les personnes qui ont décroché au moins un diplôme du secondaire, ce qui ferait pour l’année 2014 un peu plus de 140.000 personnes. Si nous considérons que toutes ces personnes sont occupées par des petits boulots et qu’elles doivent être intégrées dans les chiffres du chômage, le taux de chômage grimperait à 11,4 % ! Mais il se pourrait aussi que certaines de ces personnes soient déjà comptabilisées comme au chômage (puisque l’indicateur porte sur le nombre de personnes vivant dans un ménage à faible intensité de travail, ce qui ne signifie pas que ces personnes ont chacun un petit boulot). Prenons ainsi le cas d’un ménage où l’un des parents est à la recherche d’un emploi et où l’autre occupe un petit boulot. Dans le cas où la moitié de ces 140.000 personnes devait rentrer dans la catégorie « au chômage », le taux de chômage recalculé s’élèverait alors à 9,9 %.

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