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On a longtemps cru que les plans d’ajustement structurel seraient réservés aux pays du Sud. Mais c’était sans compter sur le triomphe du néolibéralisme. Au menu : dérégulation, flexibilisation, privatisations. En Europe, la Grèce est le premier pays qui a fait les frais des politiques imposées par la Troïka. Malgré des promesses de meilleurs lendemains, tous les indicateurs sociaux et économiques du pays se détériorent jour après jour. Décryptage.

[Note à l'attention des internautes : les tableaux de cet article ne sont disponibles que sur la version papier de la revue. Voir sur cette page en haut à droite : "Pour recevoir Démocratie"]

Aujourd’hui, Athènes ne fait plus la une de l’actualité. Provisoirement sans doute. Car les problèmes restent immenses. Rien n’est réglé. La situation continue, au contraire, à se dégrader. Comme l’exprime très bien l’excellent économiste français Jean Gadrey, « les chiffres [de la Grèce]... correspondent peu ou prou à ceux d’un pays qui aurait subi plusieurs années d’une guerre dévastant l’économie, la société, les hommes, les femmes et les enfants, et l’environnement. Une guerre qui a fait des morts. Il n’y a pas eu besoin de chars, de bombes, d’invasion militaire pour cela ». Et il ajoute encore :  « Le désastre a été provoqué par les grandes banques et les marchés financiers, relayés par la Troïka et par les gouvernements grecs qui ont plié devant une invasion économique, politique et idéologique. Un jour peut-être, un tribunal international jugera ces responsables pour délit économique et social contre un peuple. Mais malheureusement, pour l’instant, la destruction se poursuit »1.
Depuis 2009, l’Europe est au chevet de la Grèce. La Troïka, le trio composé de la Commission européenne, de la Banque centrale européenne et du Fonds monétaire international, est à la manœuvre. Elle dicte ses conditions. La Grèce se retrouve donc sous plan d’ajustement structurel, comme l’ont été de nombreux pays du Sud avant elle. Non, la Grèce n’a pas « ce qu’elle mérite », comme le laissent sous-entendre certains esprits occidentaux bien-pensants. La Grèce était mal gérée, gangrénée durant des décennies par la fraude et l’évasion fiscale. Une évasion fiscale qui a surtout profité aux riches. Et aujourd’hui, c’est le peuple qui trinque. Il subit notamment la détérioration des fonctions collectives (santé, enseignement...) à un rythme rapide dans un pays au bord de la banqueroute.
Les orientations et les injonctions tracées par la Troïka sont sans équivoque. Elles sont clairement teintées de néolibéralisme (privatisations, augmentation de la flexibilité sur le marché du travail...). Et elles s’opèrent largement en dehors de considérations démocratiques. En effet, les décisions se prennent au-dessus de la tête des peuples, grec et européen2. Elles sont avant tout dans les mains de quelques technocrates, et imposées ensuite à Athènes3. Qui ose encore faire croire aujourd’hui que l’Europe aide la Grèce ?

Les résultats de « l’aide européenne »

Depuis cinq ans maintenant, Athènes est conseillée par les autorités économiques réunies à travers la Troïka. Mais les résultats de ces « conseils » sont désastreux.
Plus de 30 % de la population est aujourd’hui confrontée à la pauvreté ou l’exclusion sociale4. Concrètement, cela se traduit par des difficultés de satisfaire des fonctions vitales, telles que l’accès à la nourriture ou la possibilité de chauffer sa maison5. D’autres indicateurs ne trompent pas et mettent bien en évidence une dégradation des conditions de vie : hausse des suicides de 44 % entre 2007 et 2011, augmentation de la mortalité infantile (de 6,3 décès pour mille naissances en 2003 à 9 décès en 2011).
Les indicateurs sont tout aussi clairs en matière d’emploi. Les politiques voulues et imposées par la Troïka ne donnent aucun résultat, loin s’en faut. Le taux de chômage a explosé en Grèce. À la fin de l’année 2013, il pointait à plus de 25 %, ce qui place le pays sur la plus haute marche du podium en Europe. Les chiffres diffusés par Eurostat sont sans équivoque. En seulement cinq ans, c’est le cinquième des postes de travail qui a été détruit. Comme c’est le cas classiquement en période de récession, et même si toute la population trinque, les principales victimes sont les jeunes. Leur taux de chômage est inouï :  60 % pour les 15-24 ans et 45 % pour les 25-29 ans. C’est une génération qui est sacrifiée. Alors, elle réagit. De plus en plus, les jeunes quittent le pays. Et contrairement aux vagues d’émigration précédentes, ce ne sont pas ceux provenant de la campagne qui choisissent l’exil. Mais, de plus en plus, les jeunes les plus diplômés, originaires des espaces urbains. À terme, c’est la question de l’avenir du développement de la Grèce qui est ainsi posée.
Depuis cinq ans, la péninsule hellénique s’enfonce. Malgré cela, le discours de la Commission européenne ne change pas. D’après elle, la situation ne va pas tarder à s’améliorer. La chute va être enrayée. Mais ces prévisions sont chaque fois démenties. Une récente étude de l’institut syndical européen le met bien en évidence6. Le plan imposé à la Grèce en mai 2010 devait permettre une reprise des exportations et de l’activité économique. A posteriori, c’est exactement l’inverse que l’on peut observer. La Troïka estimait également que les mesures d’ajustement allaient conduire à une réduction du déficit public. Il s’est au contraire fortement aggravé. Pourtant, ces erreurs à répétition n’amènent nullement les prescripteurs à revoir leurs injonctions. Au contraire, ils prônent la continuité.

Une économie à la dérive

Sur le plan social, les indicateurs sont donc dramatiques. Sur le plus pur plan économique, les résultats des plans d’ajustement imposés par la Troïka sont tout aussi négatifs. La richesse produite, mesurée à partir du produit intérieur brut, a baissé considérablement sur les cinq dernières années (24 % entre 2008 et 2013)7. Faute de débouchés, les entreprises n’investissent plus et les équipements se dégradent. Sur la période prise en considération, les investissements en pourcentage de la richesse produite ont pratiquement baissé de moitié. Et si la balance des paiements est aujourd’hui moins déséquilibrée qu’avant la crise, c’est à cause des importations qui se sont effondrées.
La situation des finances publiques reste également catastrophique. Avant la crise de 2008, le déficit public était de l’ordre de 6 %. Malgré l’augmentation de nombreux impôts, il se trouve à plus du double à la fin de l’année 2013. Résultat : la dette publique atteint des niveaux intenables (un peu plus de 100 % avant la crise, 140 % actuellement) et, contrairement à ce que certains pourraient penser, il n’y a toujours aucune solution qui a pu être dégagée. Qui peut encore feindre de croire que la population pourra un jour rembourser une telle dette ?

Flexibilité et privatisations au menu

Les résultats des traitements imposés par les économistes de la Troïka sont déplorables. Mais l’aveuglement prévaut. Et au royaume des aveugles, le néolibéralisme est roi. Dirigé par un gouvernement conservateur, Athènes applique avec zèle les orientations dressées par quelques technocrates. Dans un pays tel que la Belgique où les finances publiques sont pour le moment sous contrôle, elles ont un écho relativement limité. Mais en Grèce, les attaques contre les contours du « modèle social européen » portent pleinement. Les recommandations sont multiples et conduisent notamment à opérer des réformes dans le champ des relations collectives, via la décentralisation des négociations, afin d’introduire davantage de flexibilité. Il s’agit également de réformes qui visent à diminuer la protection des emplois, à travers la révision des modalités de licenciement et la baisse des durées de préavis. C’est aussi l’imposition du gel des rémunérations dans le secteur public8. Dans le secteur de la sécurité sociale, les estimations indiquent une baisse du montant des pensions de 45 % sur la période 2009-2013.
Comme dans les autres pays sous tutelle financière, la Troïka a aussi imposé une révision des modalités relatives au salaire minimum. Il était traditionnellement négocié par les interlocuteurs sociaux, comme dans de nombreux autres États membres de l’UE. Mais ce schéma n’est pas du goût des néolibéraux aux commandes dans les instances économiques internationales. Du coup, depuis 2012, les syndicats grecs n’interviennent plus dans la détermination du salaire minimum. C’est l’État grec qui a la main, solidement conseillé, bien entendu, par les experts internationaux. Les résultats sont éloquents : le salaire minimum a été réduit de plus d’un quart9 sur la période 2007-201310 et se situe aujourd’hui, mensuellement, à environ 500 euros.
Selon différentes conventions, un salaire est considéré comme insuffisant pour échapper à la pauvreté lorsqu’il est en dessous du seuil de 60 % du salaire médian. En Belgique, le salaire minimum est juste au-dessus de ce seuil. Avec les mesures qui ont été imposées au monde du travail hellénique, le salaire minimum grec ne représente aujourd’hui qu’un peu plus de 40 % du revenu médian. Il peut donc être considéré comme insuffisant pour échapper à la pauvreté.
En quelques années, le marché du travail en Grèce a donc été profondément réformé pour le rendre hyper flexible. Le rôle des organisations syndicales a été amoindri. Certains s’en frottent les mains. C’est le cas des capitalistes, et de quelques grandes multinationales qui sont prêts à acquérir les plus beaux morceaux de l’économie grecque. Car,  bien entendu, c’est là aussi un des remèdes prescrits à Athènes par la Troïka :  il faut absolument diminuer la taille du secteur public et l’État doit se retirer d’une série de domaines. En d’autres mots, il faut privatiser. C’est le cas notamment dans le secteur de l’eau, avec quelques grandes multinationales françaises bien connues (Veolia, etc.) qui sont à l’affût. Alors que le service rendu est de qualité, la compagnie des eaux d’Athènes et celle de Thessalonique sont dans le collimateur et figurent dans la liste des entreprises amenées à être privatisées. Autre projet porté par le gouvernement grec : la perspective de permettre la privatisation des plages et du littoral du pays, avec les dérives que l’on peut deviner. Mais le peuple grec ne se résigne pas. Il se mobilise et est souvent admirable dans ses entreprises de résistance au rouleur-compresseur néolibéral.

D’autres stratégies d’action

« Ne vivons plus comme des esclaves » : c’est le titre d’un documentaire percutant proposé par un réalisateur franco-grec11. Car la résistance s’organise. Les projets d’économie sociale et solidaire fleurissent à Athènes et un peu partout dans le pays12. Ils permettent à la population de tenir, de ne pas sombrer, d’échapper à l’écrasement de la machine capitaliste, de retrouver une part de dignité, de bâtir à partir du terrain des espaces de solidarité, de reconstruire du collectif là où les autorités cherchent à diviser.
La Grèce n’est pas le seul pays européen où la population souffre aujourd’hui. Mais sa situation est tristement exemplaire. Car c’est dans ce pays que les autorités néolibérales ont pu aller le plus loin dans l’administration de leurs funestes injonctions. Certains parlent même d’une forme de néocolonialisme.
Face à cette politique et à ses conséquences, nous ne pouvons rester indifférents. Il nous appartient tout d’abord de veiller à être correctement informés de ce qui se passe aujourd’hui en Grèce. Bien sûr, il y a eu des problèmes majeurs de gouvernance dans ce pays. Mais le peuple n’en est pas responsable. Les stéréotypes souvent véhiculés par certains médias occidentaux sont très dangereux.
La confédération européenne des syndicats (CES) plaide pour la fin de la politique de l’austérité, en Grèce, et dans l’ensemble de l’Union européenne. Les seuls résultats de cette politique sont la prolongation de la crise socioéconomique où les pertes d’emploi et les restructurations sont monnaie courante. Dans certains pays, et c’est pleinement le cas en Grèce, la démocratie est confisquée. Certains considèrent que le peuple n’est pas assez malin. Pour ces experts, il n’y a de toute façon pas d’alternative et le gouvernement doit appliquer les classiques des préceptes néolibéraux :  dérégulation, flexibilisation et privatisations. Or l’histoire nous éclaire sur les résultats de telles politiques :  augmentation des inégalités, montée des exclusions et développement d’un terreau propice à l’extrême droite (c’est pleinement le cas en Grèce avec les percées électorales du parti néonazi Aube Dorée).
Davantage que la population hellénique, c’est l’ensemble des progressistes qui doit s’inquiéter de ce qui s’opère en Grèce. Car clairement, plus que de résoudre les véritables problèmes, c’est un changement de modèle que l’Europe, à travers le travail de la Troïka, cherche à implémenter dans la péninsule. Un autre cap est indispensable. La CES, mais aussi le parti grec de gauche Syriza en ont tracé les contours13. Avec près de 27 % des voix lors des élections européennes de mai 2014, ce dernier parti est arrivé pour la première fois en tête dans le cadre d’une élection à l’échelle nationale14. Une autre politique passe résolument par une restructuration de la dette publique qui est insoutenable pour la population et qui est aussi injuste. Obliger les Grecs à rembourser la dette telle qu’elle existe aujourd’hui, c’est condamner un peuple à la misère. Et c’est indigne du projet européen qui devrait veiller à la prospérité partagée. #

Thierry DOCK est économiste

Copyright photo : ΝΑΡ για την Κομμουνιστική Απελευθέρωση

1. Jean Gadrey, extrait de son blog pour la revue Alternatives économiques (voir : http://alternatives-economiques.fr/blogs/gadrey/2014/05/10/les-chiffres-dramatiques-de-l%e2%80%99austerite-qui-devaste-la-grece/).
2. C’est une situation qui a d’ailleurs été dénoncée par le Parlement européen.
3. Lire par exemple : Liêm Hoang-Ngoc, Les mystères de la Troïka, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du croquant, 2014,
153 pages.
4. Mesurée à partir de la proportion de la population dont le revenu est inférieur à 60 % du revenu médian (Source : Eurostat). Le salaire médian est celui de l’individu situé au milieu de l’échelle des salaires. 50 % des individus ont donc un salaire inférieur, et les 50 autres % un salaire supérieur.
5. Lors d’un récent séjour en Grèce dans le cadre d’une action syndicale, j’ai notamment été marqué par les témoignages de personnes qui, malgré un emploi, avaient faim à certaines périodes de l’année et qui se couchaient de bonne heure en hiver pour économiser sur la facture d’énergie.
6. Benchmarking working Europe, ETUI, 2014, pp.13-24.
7. Source : International Monetary Fund, World economic outlook database.
8. Stefan Clauwaert, « The country-specific recommandations (CSRs) in the social field : an overview and initial comparison », Brussels, ETUI, 2013 (cf. http://www.etui.org/Publications2/Background-analysis/The-country-specific-recommandations-CSRs-in-the-social-field).
9. Évolution du salaire minimum horaire en termes réels, c’est-à-dire corrigé pour tenir compte de l’évolution des prix.
10. Magdalena Bernaciak, Torsten Müller and Kurt Vandaele, « Half a decade of pressure on wages and collective bargaining », in Benchmarking working Europe, ETUI, 2014.
11. Ce documentaire, réalisé par Yannis Youlountas, est disponible sur : http://www.youtube.com/watch?v=rpqk24qvoR4.
12. Voir, notamment : Quentin Mortier, « Peut-on se réjouir de la naissance d’une économie sociale grecque ? », Saw-B, Analyse 2013 (accessible en ligne sur : http://www.saw-b.be/spip/IMG/pdf/a1313_es_grece.pdf).
13. Voir, notamment, l’interview de l’économiste grec Petros Linardos dans la revue Politique, n°85, Mai-Juin 2014, pp. 47-48.
14. Mais, pour le moment en tout cas, il reste écarté du pouvoir.