Rwanda2  cpyright Elisa Finocchiaro

1994-2014. Il y a vingt ans, le génocide des Tutsi au Rwanda redisait l’innommable dont les hommes sont capables. Cent jours de massacres, sous nos yeux, transformeront le pays en un immense charnier. Vingt ans, cela peut paraître une éternité. Et pourtant, ce n’est rien pour panser les plaies profondes laissées par un million de morts. Pardon et réconciliation demandent davantage de temps encore. Le Rwanda l’atteste au jour le jour. Retour sur les faits et perspectives.




Peut-être ne saura-t-on jamais qui a commandité le lancement du missile sol-air contre l’avion qui s’apprêtait à atterrir à Kigali dans la soirée du 6 avril 1994. Quoi qu’il en soit, l’attaque abattit le Falcon qui ramenait de Tanzanie les présidents rwandais et burundais, Habyarimana et Ntaryamira. Deux thèses cohabitent. Elles attribuent chacune cet attentat à un des deux camps qui se faisaient face à l’époque. D’une part, le Front patriotique rwandais (FPR), composé pour l’essentiel de Tutsi exilés en Ouganda depuis les différents massacres et pogroms des années ‘60 et ‘70, en guerre avec l’armée rwandaise depuis l’automne 1990. Et d’autre part, les ultras du Hutu Power qui rejetaient les concessions qu’était sur le point de faire le pouvoir en place, à travers les accords d’Arusha. Mais après tout, si elle agite beaucoup de monde, cette question est sans doute secondaire au regard de la suite des événements. Les analystes aujourd’hui évoquent ce moment charnière, à partir duquel tout s’enclenche. Très rapidement, des soldats, gendarmes et miliciens quadrillent les quartiers de la capitale rwandaise et mettent en place des barrages. Ils en veulent aux « infiltrés », ceux qu’ils considèrent comme les complices du FPR. La tension dans la population civile n’est pas nouvelle. Les semaines qui précédaient avaient déjà été ponctuées d’exécutions sommaires et d’assassinats ciblés. Au lendemain du 6 avril, la mécanique du génocide s’enclenche. Elle est d’ailleurs planifiée. Nombre d’enquêtes internationales le démontrent. Il s’agit d’une intention élaborée et non d’un concours de circonstances où la sauvagerie aurait saisi d’un coup une partie de la population rwandaise, comme tendent à l’affirmer certaines voix aux accents minimisateurs, voire négationnistes... Des armes sont alors distribuées. Les relais sont en place. Les milices Interahamwe 1 en seront le bras armé principal, alors que la RTLM 2 donne le ton.
En trois mois, plus de 800.000 de personnes (d’ethnie tutsi pour 97 % d’entre elles 3) vont perdre la vie. Le plus souvent de façon sauvage et brutale. Les victimes vont périr frappées à coups de machettes ou de gourdins, brûlées vives dans des églises où elles avaient trouvé refuge, jetées vivantes dans des latrines où elles agoniseront pendant plusieurs jours... On atteint le comble de l’horreur. Les rares survivants portent toujours les marques physiques et psychiques des horreurs vécues.
Au quotidien, durant trois mois, les génocidaires iront « travailler », comme ils disent. Jean Hatzfeld 4, ancien grand reporter au journal Libération évoque « un génocide agricole, artisanal, opéré avec des instruments aratoires pour l’essentiel, par des villageois qui tuaient le matin et pillaient l’après-midi ».
La victoire militaire du FPR mettra fin à ce cauchemar, dans le courant du mois de juillet 1994.

Passivité internationale,complicité française

Durant tout ce temps, l’impuissance et surtout l’absence de volonté d’intervenir semblent dominer la communauté internationale.  La mise à mort dès le 7 avril de dix paras belges, en charge de la protection de la Première ministre, Agathe Uwilingyimana, entraîne le retrait précipité du contingent belge de la mission d’assistance des Nations Unies, qui perd du coup toute capacité opérationnelle.  Les seules opérations commando mises en place par les pays occidentaux visent à sauver les civils étrangers résidant au Rwanda et quelques personnalités du régime. Les rares journalistes qui réussissent à circuler sont formels et transmettent des images et des témoignages éloquents. Pourtant, la secrétaire d’État américaine Madeleine Albright interdit à ses diplomates de prononcer le mot « génocide » qui aurait obligé les États-Unis à intervenir, alors qu’ils venaient de subir de sévères déconvenues en Somalie. L’opération Turquoise lancée tardivement par la France en juin avec l’accord de l’ONU sauvera quelques vies, mais permettra surtout aux principaux génocidaires de s’échapper en exportant pour longtemps le problème rwandais à l’est du Zaïre. Certains trouveront ainsi refuge en France. « Avec complaisance », martèlent les associations parties civiles du premier procès d’assises qui vient de s’achever contre un génocidaire réfugié sur le sol français.

Un pays martyr à reconstruire et 120.000 personnes en prison

Le pays sortira de ce drame, en lambeaux. L’ampleur de la tâche judiciaire est énorme. Si les planificateurs du génocide ont pris la fuite, les « petites mains » se sont réfugiées à la frontière congolaise dans les gigantesques camps du Kivu ou ont été jetées en prison. Les autorités, tant par pragmatisme (il reste moins de dix magistrats vivants au pays en juillet) que par stratégie, réactivent les gacaca, des juridictions populaires inspirées des assemblées de sages. Elles assureront le jugement de près de deux millions de personnes suspectées d’avoir exécuté et de s’être rendues complices de faits de génocide. Les cas les plus graves sont, quant à eux, déférés devant des juridictions classiques. Le travail des gacaca a été clôturé en 2011. Celui du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), basé à Arusha en Tanzanie, devrait être achevé à la fin de cette année. Mis sur pied par la communauté internationale, il a traité moins d’une centaine de cas en 15 ans et fut régulièrement contraint d’abandonner les plaintes, de revoir son jugement ou d’acquitter des prévenus pour des erreurs de procédure. Le TPIR, sauf à considérer quelques avancées sur le plan du droit international 5, s’est avéré cher et peu efficace. A titre de comparaison, on notera que le budget total des gacaca a représenté moins de 3 % de celui du TPIR, tout en traitant, certes vaille que vaille, près de deux millions de dossiers (avec un taux de condamnations de 65 %).
L’épilogue pour ces dispositifs (gacaca et TPIR) ne marque pas la fin du travail judiciaire. Celui-ci a d’ailleurs une actualité particulièrement aiguë chez nos voisins français. Le 14 mars dernier, jugement était rendu à Paris à l’encontre d’un présumé génocidaire réfugié sur le sol français. Vingt ans après les faits, l’ex-capitaine de l’armée rwandaise, Pascal Simbikangwa, comparaissait devant un jury populaire. Il a été reconnu coupable de crimes de génocide et de complicité de crimes contre l’humanité et condamné à 25 ans de prison. Comme une vingtaine d’autres suspects, il a fait l’objet de plaintes déposées par le Collectif pour les parties civiles pour le Rwanda (CPCR), mais était le premier à être poursuivi en France. Parmi les témoins de contexte amenés à témoigner, on aura remarqué des Belges, dont le juge d’instruction Damien Vandermeersch qui, dès 1995, mena des commissions rogatoires au Rwanda. Celles-ci donnèrent lieu à un premier procès en assises en 2001. Un professeur d’université, un ancien ministre et deux religieuses ont été condamnés à l’époque. Depuis, trois autres procès – moins médiatisés – ont amené d’autres condamnations sur le sol belge en 2005, 2007 et 2009. Un autre cas est à l’instruction et devrait aboutir cette année.
Pour juger, entendre les témoignages, tenter de reconstituer les faits, confronter les versions... le temps presse. Peu à peu les témoins s’éteignent, les souvenirs se font flous... Les récentes auditions parisiennes en disaient long sur l’acuité de la souffrance, aujourd’hui encore.

Le temps du pardon

Sur ce terrain, il n’est pas rare de rencontrer du déni, une minimisation de torts... voire du négationnisme. Un mécanisme de défense face à l’inavouable, une tactique pour éviter la condamnation ? L’absence de preuves matérielles probantes et le très petit nombre de témoins jouent pour les présumés coupables. Les plus militants ou les plus politisés avancent la thèse d’un double génocide, comme si les massacres commis par l’APR 6 contre les fuyards dans les forêts congolaises pouvaient justifier a posteriori le génocide lui-même et être considérés de la même nature.
Or, la négation de l’ampleur du drame met bien évidemment en péril les perspectives de pardon. « Le pardon sans repentir porte les germes de l’oubli », écrivait Simon Gronowski 7. Pour recevoir le pardon, il faut commencer par reconnaître sa faute.
Une démarche de ce type a aussi été progressivement entreprise par différentes composantes de la communauté internationale impliquées soit dans le soutien au régime Habyarimana, soit dans la non-assistance à peuple en danger durant le premier semestre 1994. Parfois timidement, parfois du bout des lèvres, parfois solennellement. Ainsi, ce n’est qu’en avril 2000 que Guy Verhofstadt, alors Premier ministre d’une coalition sans les sociaux-chrétiens, « demande, au nom de son pays et de son peuple, pardon ».
Mais pardonner n’entraîne pas automatiquement un vivre ensemble apaisé. D’abord, parce que les victimes restent parfois condamnées, par pauvreté, par liens familiaux ou par proximité, à cohabiter avec leurs bourreaux. Ensuite, parce que les Hutu qui ont pris le chemin de l’exil, même sans avoir du sang sur les mains, savent que la réconciliation ne peut pas être politique tant que l’espace démocratique est si étroitement contrôlé par le FPR de Paul Kagamé.
Enfin, la réconciliation internationale reste, elle aussi, problématique. Le Rwanda, parallèlement à sa traque des génocidaires sur le sol congolais, y a soutenu, puis mené des guerres. Dans la foulée, ses relations se sont tendues avec une série de bailleurs de fonds. Et les autorités politiques ont parfois opéré une forme de chantage et d’instrumentalisation du génocide pour placer le pays en position de victime, quand bien même il était devenu agresseur.
La récente tentative de « Ndi Umunyarawanda » 8 lancée par le Gouvernement en juin 2013, où, pour résumer, tous les Hutu devaient demander pardon aux Tutsi, offre certes l’avantage de s’inscrire dans la culture et la vision politique rwandaises actuelles. Mais elle présente aussi l’inconvénient de considérer a priori tous les Hutu coupables, parce que Hutu...

Plus jamais cela ?

L’histoire nous a hélas enseigné que l’ampleur de l’horreur n’a manifestement jamais vacciné contre le risque qu’un tel drame se reproduise. On peut sans doute apprendre de ses erreurs. Mais comment faire pour que l’histoire ne se répète ? En 2014, les ressentiments ne sont pas apaisés, les méfiances restent vives, et au Rwanda non plus, la prison ne guérit pas...
La piste de la négation de l’ethnie choisie (par opposition à l’approche burundaise où l’ethnie codifie – et répartit – l’accès à quantité de fonctions publiques) se double d’une politique terriblement répressive qui voit n’importe quel opposant être taxé de divisionnisme ou de propagation de l’idéologie génocidaire. Cette approche ne contribue pas nécessairement à rétablir le consensus politique.
À côté des choix politiques qui appartiennent au peuple rwandais et à ses dirigeants (et il reste moins de trois ans au président Kagame pour les enraciner et passer le témoin), notre devoir d’occidentaux blancs est de contribuer, sinon à la réparation des conséquences des divisions instaurées par le colonisateur, du moins au combat pour la vérité et la justice ainsi qu’à la préservation de la mémoire des peuples. Car ce qui frappe dans un génocide, c’est moins la furie que le silence qui lui fait suite. #
(*) Solidarité mondiale

1. Créées en 1992 au sein du MNRD (Mouvement national pour la reconstruction et la démocratie), parti du président Habyarimana. Le terme signifie « ceux qui combattent ensemble ».
2. La Radio-Télévision libre des mille collines, appelée cyniquement « Radio machettes », fut créée en juillet 1993. Elle contribua à créer un climat anti-belge et anti-tutsi. À partir du déclenchement des tueries, elle appela explicitement aux massacres.
3. Rapport des autorités rwandaises, cité par François Janne d’Othée et Arnaud Zacharie dans L’Afrique centrale, 20 ans après le génocide, éd. La Muette, 2014, 160 pages.
4. Il a publié deux recueils de témoignages, l’un de rescapés (Dans le nu de la vie [2000]), l’autre de coupables de faits de génocide (Une saison de machettes [2003]) dans lesquels il décrit respectivement le quotidien des victimes et des auteurs.
5. En particulier la reconnaissance jurisprudentielle des violences sexuelles comme crimes de guerre.

6. Nom donné aux Forces armées rwandaises entre 1994 et 2002.
7. « Ni victime, ni coupable. Enfin libérés » publié par la Renaissance du Livre en 2013. Postface de David Van Reybrouck.
8. Littéralement : « Je suis Rwandais ». Au départ, c’était une initiative originale portée par des artistes, mais rendue obligatoire par les autorités. C’est aussi le titre d’une analyse sur le sujet faite par le Groupe de dialogue inter-rwandais : « Le programme Ndi Umunyarwanda : une opportunité d’expression vraie pour les Rwandais ? », Pax Christi Wallonie-Bruxelles, 2014. Voir : http://paxchristiwb.be/publications/etudes-et-livres/

 

Crédit photo : copyright Elisa Finocchiaro

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