Depuis quelques mois, l’Union européenne et les États-Unis négocient secrètement un accord de libre-échange, appelé aussi Partenariat transatlantique pour le commerce et l’investissement (PTCI), dont l’entrée en vigueur est prévue pour janvier 2015. Les discussions concernent non seulement la diminution des tarifs douaniers, mais aussi, et surtout les barrières non tarifaires (normes phytosanitaires...). Si nous n’y prenons garde, le risque est grand que les standards américains s’imposent. Au péril des Européens...

Avant d’analyser les enjeux que pose le PTCI, un rappel de sa déjà longue histoire s’impose. Ainsi, peu de temps après la chute du mur de Berlin, les États-Unis d’Amérique et l’Union européenne signent une première résolution transatlantique (1990). Par ce texte, les deux parties reconnaissent que « la solidarité transatlantique a été essentielle pour la préservation de la paix et la liberté ainsi que le développement d’économies libres et prospères de même que les récents développements qui ont restauré l’unité de l’Europe » 1.

Contre-révolution néolibérale

De plus, les États-Unis et l’Europe s’engagent également à « promouvoir les principes de l’économie de marché, rejeter le protectionnisme, à s’ouvrir davantage à un système de commerce multilatéral et à le renforcer ». Avec quelle influence sur ce que l’on a coutume de nommer « le modèle social européen » ?
Comme le notait le professeur Jean-Christophe Defraigne (UCL) 2, la naissance de modèles socioéconomiques en Europe continentale impliquant une forte protection sociale est contemporaine de la peur du communisme régnant au sein des élites européennes après la victoire de l’Armée rouge sur les troupes du IIIe Reich. Et c’est cette même peur qui a amené les États-Unis à encourager la constitution de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) contre les règles mêmes du GATT 3.
L’histoire de la CECA est, de ce point de vue, emblématique. Le GATT a été signé lors de l’automne 1947 par 23 pays en vue d’une harmonisation des politiques douanières des parties signataires. Le traité entra en vigueur au début de l’année suivante. Il visait à généraliser les pratiques de libre-échange entre les parties au traité. Or, précisément, la CECA 4 a revêtu la forme d’une union douanière imposant une certaine forme de protection aux frontières des entreprises européennes 5. Il était attendu de cette politique qu’elle relève le niveau de vie des populations européennes et contribue, dès lors, à la paix sociale 6.
Après la fin du bloc soviétique, l’heure n’était plus à la protection du niveau de vie des populations européennes. Dès lors, la pression libre-échangiste s’est accentuée sur le vieux continent. Et le Traité CECA ne sera jamais reconduit. Le démantèlement de la politique industrielle européenne a commencé en même temps que les attaques contre la protection sociale en Europe.

Pression transatlantique croissante

À partir de 1995, le Nouvel Agenda transatlantique (NAT) est adopté à Madrid. Cette date marque un tournant par rapport à la première résolution transatlantique de 1990. Alors que cette dernière revêtait la forme d’un catalogue d’intentions, le NAT envisage la création d’un marché commun entre l’Europe et les États-Unis.
Entre 1995 et 1997, 29 pays membres de l’Organisation de coopération et de développement (OCDE) négocient dans le plus grand secret l’Accord multilatéral d’investissement (AMI). Cet accord était l’un des éléments moteurs du processus de libéralisation du GATT et de l’OMC et visait à jeter les bases d’une libéralisation accrue des échanges au niveau mondial. Il consistait en une volonté d’octroyer aux investisseurs étrangers les mêmes avantages qu’aux investisseurs nationaux (principe de l’ouverture du marché de l’OMC). L’adoption de l’AMI aurait été de nature à créer un mécanisme d’alignement vers le bas des législations sociales et environnementales. Suite aux importantes protestations des mouvements sociaux, l’AMI sera abandonné en 1998, prodiguant un bref répit aux Européens face aux pressions libre-échangistes.
Par la suite, le serpent de mer transatlantique flottera au rythme des heurs et malheurs du couple euro-états-unien. C’est ainsi qu’en 2003, on constatera un enlisement des pourparlers transatlantiques, vu le refus du tandem franco-allemand de prendre part à la deuxième guerre du Golfe. Mais, peu à peu, l’entente redevient plus cordiale, au point que le Parlement européen adoptera une résolution (dénuée de toute valeur légale 7) préconisant la mise sur pied d’un grand marché transatlantique à l’horizon 2015 impliquant la mise en œuvre progressive d’une libéralisation des flux de capitaux, de biens, de services et des travailleurs.
Et, en juillet 2013, un premier tour de négociations intervenait à Washington entre le représentant états-unien au commerce, Michael Froman, et le négociateur en chef européen, l’espagnol Ignacio Garcia Bercero, pour conclure le PTCI. On notera, pour le coup, que le scandale d’espionnage électronique américain sur les États membres de l’Union européenne révélé par l’hebdomadaire allemand Der Spiegel n’a pas spécialement décéléré le processus de rapprochement transatlantique alors que certains députés et commissaires européens demandaient un gel des négociations 8. Ils n’ont, jusqu’à présent pas été entendus puisque le second cycle de négociations qui devait se tenir du 7 au 11 octobre dernier n’a pas du tout été remis en question. Les discussions ont néanmoins été ajournées à cause du « shutdown » décrété aux États-Unis.

Enjeux et inquiétudes

Alors que l’Union européenne plaide en faveur d’engagements de nature sectorielle, les États-Unis souhaitent, en revanche, introduire des règles applicables à tous. De fait, la coopération réglementaire transatlantique semblait, à l’heure où ces lignes étaient écrites (6 octobre 2013), avoir quelque peu du plomb dans l’aile.
En effet, l’Union européenne n’a cessé de plaider en faveur d’une reconnaissance mutuelle des règlements existants et a, à ce sujet, dressé une liste de secteurs jugés prioritaires. Il s’agit, pour l’heure, des dispositifs médicaux, des substances chimiques, du secteur pharmaceutique et de l’automobile. Les États-Unis, pour leur part, ont toujours plaidé pour l’adoption d’un cadre englobant qui permettrait de remodeler l’ensemble des réglementations existantes dans l’ensemble des secteurs. La différence de point de vue est donc très sensible.
S’il est vrai que les droits de douane sont déjà quasiment inexistants entre les États-Unis et l’Europe (3 %), les barrières non tarifaires, quant à elles, posent problème pour les partisans d’un libre-échange davantage affirmé entre ces deux parties du monde. « 80 % des avantages de cet accord résulteront d’une réduction des formalités réglementaires et administratives, ainsi que de l’ouverture des marchés de services et des marchés publics par les deux parties » 9.
Si les États-Unis parvenaient à « imposer » leur agenda, les répercussions seraient particulièrement importantes en ce qui concerne l’agriculture puisque, jusqu’à présent, seul l’audiovisuel a été exclu des négociations entre les deux parties. En effet, les États-Unis « ont un énorme déficit commercial, bien supérieur à l’Europe, et comptent sur l’accord de libre-échange pour réduire ce déficit (...), notamment grâce à l’agriculture qui est l’un des rares postes qui n’est pas déficitaire. On a d’un côté une politique agricole américaine très offensive sur l’exportation et de l’autre un marché européen qui est le premier importateur de produits agricoles et agroalimentaires. Or, en matière agricole, le déficit commercial avec l’Europe n’a cessé de croître depuis la fin des années 1990. L’enjeu pour les États-Unis est clair : exporter davantage de produits agricoles vers le marché européen. Surtout des produits transformés, à haute valeur ajoutée, puisqu’ils se font tailler des croupières par le Brésil sur les produits agricoles bruts. Or, c’est justement sur ces produits-là que les normes sanitaires européennes sont les plus strictes. D’où l’enjeu des négociations, afin de faire sauter les barrières non tarifaires à l’importation » 10.
Ce type de données permet, par conséquent, d’adopter un point de vue critique quant aux conclusions de l’étude commanditée par la Commission européenne auprès du Center for Economic Policy Research (CEPR) 11. Selon cette étude, le potentiel économique de l’entrée en vigueur de l’accord de libre-échange serait, pour l’Union européenne, de 199 milliards de dollars et engendrerait un bénéfice de 545 euros par ménage européen. À ce sujet, on fera observer que ce type de données a souvent servi, dans le passé, de justification aux différentes vagues de libéralisation en Europe sans qu’a posteriori, on ait réellement vu d’amélioration de l’emploi depuis l’adoption de l’Acte unique en 1985.
Le partenariat transatlantique semble donc tomber à point nommé pour venir au secours du grand frère américain beaucoup plus gêné aux entournures par ses déficits à la fois abyssaux et chroniques depuis l’éclatement de la crise 2007-2008. Au risque, d’ailleurs, de mettre un modèle social à la casse. Ce qui explique que la Confédération européenne des Syndicats (CES), dans sa position concernant le partenariat transatlantique, exige que les droits du travail soient inscrits dans l’accord et que les parlements nationaux ainsi que les partenaires sociaux soient pleinement associés non seulement au processus de négociation et de programmation, mais également au processus de surveillance après l’entrée en vigueur de l’accord 12. L’absence de ratifications de certaines conventions de l’OIT par les États-Unis est, d’ailleurs, de nature à faire craindre un processus d’harmonisation sociale par le bas.
La dynamique inaugurée par le PTCI fait, cependant, l’objet d’attentes de la part de la CES en matière de lutte contre les paradis fiscaux. Force est, cependant, d’admettre que des efforts communs dans la lutte contre l’évasion fiscale relèvent, pour l’heure, de l’utopie. Le rapport annuel 2013 du Trésor américain sur les investissements américains à l’étranger est, en la matière, particulièrement révélateur. Ce rapport place les Îles Caïman en troisième position des destinations prisées par les investisseurs américains avec des montants s’élevant à 784 milliards de dollars...
Au vu de ces différents éléments d’analyse, relire le général de Gaulle n’est, en la matière, pas sans intérêt : « L’Europe occidentale est devenue, sans même s’en apercevoir, un protectorat des Américains. Il s’agit maintenant de nous débarrasser de leur domination. (…). Depuis la fin de la guerre, les Américains nous ont assujettis sans douleur et sans guère de résistance » 13.


1. Transatlantic Declaration on EC-US Relations, 1990.
2. DEFRAIGNE, Jean-Christophe, De l’intégration nationale à l’intégration continentale, Paris, L’Harmattan, 2005.
3. GATT = General Agreement on Tariffs and Trade (en français : Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce).
4. La CECA a été créée en 1951 pour une durée de 50 ans. Elle n’existe plus depuis 2002.
5. Voir, à ce sujet, l’article 72 du traité CECA qui décidait de licences d’importation et d’exportation à l’égard des pays tiers.
6. Préambule du Traité CECA (1951).
7. Résolution PE 2009-193
8. Les Échos, 7 octobre 2013
(édition mise en ligne)
9. Voir, à ce sujet, le site de la Commission européenne consacré au partenariat transatlantique (URL : http://ec.europa.eu/trade/policy/in-focus/ttip/index_fr.htm, 2 octobre 2013).
10. La France agricole, « Accord de libre-échange UE-USA. Risques et opportunités pour l’agriculture européenne », 4 juillet 2013. (URL : http://www.lafranceagricole.fr/)
11. cf. http://trade.ec.europa.eu/doclib/docs/2013/march/tradoc_150737.pdf
12. Position de la CES sur le partenariat transatlantique de commerce et d’investissement, juin 2013. Source : http://www.etuc.org/IMG/pdf/FR-ETUC-position-on-TTIP-2.pdf
13. Charles de Gaulle, cité par Alain PEYREFITTE, C’était de Gaulle, Paris, Gallimard, 2002, t. 2 , pp. 15 -16.