Tout a commencé à la fin du mois de mai par une banale question d’urbanisme : la destruction des arbres du parc Gezi longeant la place Taksim pour construire un gigantesque centre commercial de style ottoman. Les quelques dizaines de militants venus camper pour défendre l’un des endroits préférés de la classe moyenne turque ont été rapidement rejoints par des milliers de jeunes venus dénoncer l’autoritarisme dont fait preuve le Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan et le Parti pour la justice et le développement (AKP). Pierre Vanrie, spécialiste de la Turquie, nous livre des clés de lecture pour comprendre ce réveil social.

 

Peut-on voir un lien entre les manifestations de la place Taksim et les révoltes qui ont conduit au Printemps arabe ?
Certains veulent effectivement faire un parallélisme, mais le contexte politique n’est pas le même. Dans les pays arabes, nous avons assisté à des révoltes contre des pouvoirs dictatoriaux où l’arbitraire régnait en maître et où il n’y avait aucune ouverture politique. Nous ne sommes pas dans cette configuration en Turquie. Le système est plus ouvert, moins oppressant. Sur la forme maintenant, nous sommes dans un monde globalisé et il ne faut pas exclure que les images provenant des pays arabes aient pu donner l’impression aux manifestants turcs de faire partie de cette jeunesse mondialisée contestataire.

Quel est le profil des manifestants ?
Il s’agit de jeunes, dont de nombreuses femmes, issus des classes moyennes ou élevées qui ont utilisé la menace de destruction de parc Gezi comme prétexte pour dénoncer les mesures prises par le gouvernement de l’AKP. Des mesures qui, selon eux, allaient dans le sens d’une islamisation de la société. La jeunesse turque aspire à la modernité et à davantage de liberté. C’est une population hétéroclite, peu encline à l’engagement partisan classique, qui n’a d’ailleurs été rejointe que dans un second temps par des militants des partis de gauche et par le principal parti d’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP). La nouveauté dans cette mobilisation est l’absence de référence à un discours non démocratique. En 2007, un million de personnes s’étaient rassemblées pour protester contre le gouvernement. Les partis d’opposition pensaient à tort pouvoir gagner les élections. Une partie des manifestants était de bonne foi, mais leurs voix ont été étouffées par ceux qui exigeaient que l’armée prenne le pouvoir. Les mots d’ordre des manifestations de la place Taksim n’ont pas été les mêmes. Il y a bien eu des tentatives de noyautage de la part des souverainistes ou ultranationalistes qui ont d’ailleurs provoqué certains heurts pour que le mouvement se radicalise. Mais au final cela n’a pas pris. On a même assisté à des alliances « contre nature » entre des Kurdes et des nationalistes. Il existe d’ailleurs une photo où l’on voit un couple qui évite un jet d’autopompe. La fille a en main le drapeau des kémalistes nationalistes alors que le garçon arbore celui du BDP (parti pro-kurde, proche du PKK). C’est une sorte d’alliance objective, une fraternisation assez cocasse.

Les manifestants dénonçaient-ils l’identité islamique du gouvernement ?
Pas vraiment l’identité islamique, mais plutôt une certaine forme d’autoritarisme de l’AKP interprétée entre autres comme une islamisation de la société. La volonté de raser le parc Gezi pour y bâtir un centre commercial a été perçue par les manifestants comme une ultime provocation s’ajoutant à toute une série de mesures autoritaires prises au préalable. Les plus emblématiques sont évidemment celles qui restreignaient la vente d’alcool ou qui interdisaient de s’embrasser en public. Si le gouvernement a décidé de légiférer sur l’alcool, une question à forte connotation symbolique, c’est avant tout par choix idéologique, car il y a peu de problèmes d’alcoolisme en Turquie.

On a quand même l’impression que le régime se durcit, non ?
C’est vrai que pour l’instant on s’alarme beaucoup, mais il faut rappeler que la Turquie a toujours été un pays autoritaire. Elle n’est passée au multipartisme qu’en 1946. L’armée a réalisé des coups d’État plutôt classiques en 1971 et 1980. En 1997, elle parvient à forcer à la démission un gouvernement de coalition dirigé par le Parti Refah, ancêtre de l’AKP, lors d’un coup d’État qualifié de post-moderne (NDLR : non-armé). En 2007, à la suite des grands meetings « républicains » dénonçant une islamisation rampante de la société sur fond de l’élection à la présidence de la République d’Abdullah Gül (AKP), l’armée a publié sur son site internet une menace à peine voilée contre l’AKP, initiative qui fut d’ailleurs qualifiée de tentative de coup d’État électronique. ll y a donc la continuité d’une certaine forme d’autoritarisme même s’il y a déjà eu des périodes beaucoup plus sombres que celle-ci. L’AKP a, par exemple, fait preuve d’une certaine ouverture sur la question kurde. Peut-être par électoralisme, il a joué la carte de la diversité et n’est pas resté prisonnier d’une idéologie jacobine. Il existe également une vie parlementaire assez riche et une certaine liberté de la presse même si elle se voit de plus en plus menacée.

La répression contre les manifestants a quand même écorné l’image du Premier ministre.
Effectivement, mais il faut voir si cela se traduira dans les urnes en 2014. R. T. Erdoğan est submergé par l’ivresse du pouvoir. L’AKP a presque atteint 50 % des voix lors du scrutin de 2011. Il est solidement implanté au pouvoir et bénéficie d’une forte base sociologique. Il n’existe pas d’opposition politique susceptible de contester sa domination. Il se sent donc totalement libre de déployer sa politique de tendance conservatrice, d’autant plus que les manifestants de la place Taksim ne sont pas ses électeurs traditionnels. L’AKP est l’émanation économique d’une classe moyenne d’origine plus périphérique et provinciale, mais qui représente quand même une partie très significative de la population du pays. Son attitude incarne un esprit de revanche face aux élites stambouliotes. Ses dirigeants ont développé une certaine frustration socio-culturelle par rapport à la bourgeoisie d’Istanbul d’autant plus qu’ils étaient méprisés par l’« establishment » turc dont ils ne partagent pas les codes culturels.

Y-a-t-il une rupture entre l’ancien régime kémaliste et celui de l’AKP ?
L’ ancien régime kémaliste s’appuyait sur une alliance objective entre différents secteurs de la société comme l’armée, la magistrature, la bourgeoisie et le monde des affaires. Cet « État profond » contrôlait l’ensemble des rouages économiques et politiques du pays. Ceux qui appartiennent à cet « establishment » se sont notamment enrichis en signant des contrats avec l’État et étaient pour la plupart réticents au changement et donc favorables à un certain statu quo. R. T. Erdoğan et son parti ont mis fin à cette « tutelle » exercée par cette oligarchie civile et militaire. Ils ont mis l’armée au pas. Ils ont lancé également un processus de résolution pacifique de la question kurde, l’économie fonctionne à plein rendement et le régime de la sécurité sociale s’est amélioré. Néanmoins, cela ne s’inscrit pas toujours clairement dans un cadre démocratique. Ces contradictions entre le désir de briser des tabous en faisant preuve d’autoritarisme entretiennent le doute auprès d’une opinion publique, ou une partie de celle-ci, qui, méfiante, doit encore être convaincue.

Comment se sont situés les partis d’opposition lors de ces manifestations ?
Le principal parti d’opposition est le Parti républicain du peuple (CHP). Il est sociologiquement lié à l’ancien régime kémaliste même si on y trouve de sincères démocrates qui n’ont malheureusement pas trop voix au chapitre. Face à la montée en puissance de l’AKP, le CHP s’est replié sur son héritage kémaliste quitte à tenir un discours nostalgique se référant aux années trente, complètement anachronique et surtout peu séduisant auprès de franges importantes de la population. En se recroquevillant sur cet héritage, il s’est coupé des réalités de terrain et n’a plus la moindre chance de concurrencer l’AKP dans l’électorat anatolien et kurde.

Le modèle turc pourrait-il servir d’exemple aux pays arabes ?
Difficile de dire s’il s’agit d’un modèle. C’est en tout cas un système où d’anciens islamistes plus ou moins radicaux deviennent des conservateurs musulmans classiques, convertis à la démocratie dont ils jouent le jeu. Si cela peut servir d’exemple, pourquoi pas. Néanmoins, je ne suis pas certain que ce modèle soit transposable en l’état. Comme on le voit en Égypte, cela dépend fortement du contexte politique de chaque pays.

Après la dure répression des manifestations, ce régime peut-il s’assouplir ?
On en parle moins, mais il y a pour l’instant un « deuxième Gezi » en moins important à l’Université du Moyen-Orient à Ankara. Je pense que l’AKP s’y reprendra à deux fois avant de réprimer de la sorte une manifestation, car cela a mis à mal l’image de la Turquie au niveau international. On peut d’ailleurs se poser la question de savoir si la répression des manifestations n’a pas joué en défaveur de la candidature d’Istanbul pour accueillir les Jeux olympiques de 2020. Étant donné l’évolution de la société turque, son dynamisme, les aspirations à plus de liberté dans une partie de la jeunesse, les tensions risquent de se poursuivre. À moins que l’AKP ne se montre plus conciliant.

Quelle a été la position de la Turquie face au Printemps arabe ?

L’AKP a peut-être trop rapidement misé sur la chute du régime syrien alors que la Turquie se projetait comme une puissance régionale stabilisatrice dans le cadre de son « retour » au Moyen-Orient. Dans ce cadre, la Syrie devait être la tête de pont de la nouvelle diplomatie turque de l’AKP vers le monde musulman. Les familles Erdoğan et el-Assad étaient devenues très proches. Dès le début des troubles en Syrie, le Premier ministre turc, qui voulait préserver cet allié, a poussé le régime syrien à faire des réformes, mais en vain. Les images et les récits des massacres d’Arabes sunnites qui commençaient à parvenir en Turquie ont également eu un impact négatif sur l’électorat sunnite de l’AKP. Ce dernier a donc changé son fusil d’épaule et a soutenu l’opposition tout en pariant sur la chute du régime qu’il croyait imminente. Ce faisant, il s’est isolé sur le plan régional en se mettant à dos l’Iran, l’Irak (qui l’accuse aussi d’ingérence dans ses affaires intérieures) et la Russie qui soutiennent le régime de Bachar el-Assad. Pour l’instant, les conséquences de l’engagement turc auprès de l’opposition syrienne restent relativement limitées au niveau sécuritaire. Concernant l’Égypte, Ankara soutenait les Frères musulmans qui ont été exclus du pouvoir. En Palestine, il misait sur le Hamas, fragilisé depuis la chute de Mohamed Morsi. En Libye, la Turquie a tardé à soutenir la révolution et les frappes contre Kadhafi. Tous ces éléments font que la doctrine de l’AKP baptisée « zéro problème avec les voisins » s’est transformée en « gros problèmes avec les voisins ».