Reprenant de la vigueur au milieu des années 1990, le principe de mixité sociale s’est cristallisé au tournant des années 2000 dans une démarche politique de « renforcement de la cohésion sociale ». Depuis lors, il est devenu un mot d’ordre de l’action urbaine à Bruxelles comme ailleurs en Europe. Présenté dans le discours politique comme l’un des principes centraux d’un projet de ville plus égalitaire, il apparaît, à l’analyse, qu’il sert plutôt de langage pour aborder des enjeux urbains sensibles. Explications.

En une quinzaine d’années, le principe de mixité sociale est devenu un mot d’ordre de l’action urbaine un peu partout en Europe. Ce mot d’ordre fait référence à une utopie qui inspirait déjà certains urbanistes au XIXe siècle : celle d’une ville où les divers groupes sociaux cohabitent dans l’harmonie. Aujourd’hui, ce principe constitue une véritable idéologie, présente dans divers secteurs de la vie sociale. Dans l’action urbaine bruxelloise, il recouvre un projet de ville plus égalitaire. Au-delà de la pétition de principe, quelle est la teneur du projet de mixité sociale ? Et comment a-t-il vu le jour ?

Un nouveau modèle social

Ce projet est dû en grande partie à l’émergence d’un nouveau modèle d’action sociale en Europe de l’Ouest à la fin des années 1970, au moment où frappe la crise économique. Jusqu’alors, les risques de tomber dans la précarité étaient pris en charge par l’État-Providence. La bonne conjoncture économique et l’illusion d’une croissance illimitée ont conduit à prendre d’importantes mesures pour endiguer les risques à la source : c’est la grande époque de la sécurité sociale. Mais l’apparition d’un chômage structurel, la dégradation de la condition salariale et le retour de l’idéologie libérale vont pousser à la révision de ce modèle. Les mesures directes en faveur de groupes cibles sont augmentées tandis que le traitement des laissés-pour-compte du système de protection sociale classique est délégué à la « main gauche de l’Etat ». Les groupes cibles ? Les groupes « vulnérables », frappés de « désavantages sociaux » comme on dit désormais (familles monoparentales, ménages à un seul revenu, individus sans diplôme, etc.) et risquant l’exclusion de la vie économique et sociale.
Une nouvelle stratégie d’action est ainsi mise en place dans les années 1990. Sous l’étendard de la « lutte contre l’exclusion », on va agir au niveau des situations locales de vulnérabilité. La philosophie sera celle de la politique transversale : il faut intervenir parallèlement sur plusieurs aspects de la vie des groupes ciblés. Dans cette double évolution, le quartier devient une cible d’action privilégiée. Pointé comme catalyseur des différentes formes d’exclusion – dans l’accès à l’institution scolaire, au logement, etc. – et comme expression d’une ville ségrégée, le quartier permet d’ancrer l’action multi- catégorielle 2. C’est dans ce contexte que va pouvoir être ressuscitée la vieille utopie de la mixité sociale.

Mixité et cohésion sociales

Le principe de mixité sociale constitue une opportunité pour formuler un nouveau discours politique volontariste. Car, comme on va le voir, il correspond à la fois aux valeurs contemporaines et à des moyens d’action plus limités. Mais c’est en association avec une autre notion, celle de cohésion sociale, qu’il peut déployer toutes ses vertus idéologiques et ainsi constituer un remède privilégié aux problèmes urbains modernes.
On attribue généralement au sociologue Émile Durkheim la popularisation du concept de cohésion sociale à la fin du XIXe siècle, dans une Europe en pleine mutation. Durkheim définissait la cohésion sociale comme la coopération des différents groupes sociaux face à leur communauté de destin, au sein de laquelle les personnes sont interdépendantes, à l’image des différents organes dont la survie dépend de celle de l’organisme tout entier. Cette définition donne à voir une société collective, hiérarchisée, mais non conflictuelle, et permet de véhiculer un projet politique reposant sur le consensus. Référentiel de l’action sociale contemporaine, la notion de cohésion sociale a aujourd’hui un sens différent. En effet, dans le contexte néo-libéral, le prisme de la communauté de destin a perdu sa force mobilisatrice. La société n’est plus pensée en termes de rapports sociaux et d’interdépendance des groupes, mais bien de pluralisme et d’association libre des individus. Le monde politique s’est ainsi réapproprié la notion, et avec elle le projet d’une société consensuelle, en puisant dans une rhétorique en vogue depuis la fin des années 1980 : celle du lien social. Aujourd’hui, parler de cohésion sociale c’est diagnostiquer des problèmes de repli sur soi, des incivilités, etc. C’est enjoindre les individus à tisser du lien pour « refaire société ». Et c’est désigner des lieux privilégiés pour le faire, comme les fêtes de voisinage ou les potagers collectifs, supposés capables de produire un sentiment d’appartenance commune 3.
Mais cette image d’une société cohésive ignore le problème social. Le vocabulaire de la pluralité et les appels au lien affirment, en filigrane, des différences presque naturelles entre les in et les out, les inclus et les exclus. Derrière cette image, on trouve aussi un idéal, celui de la diversité – qui tend d’ailleurs à se substituer à celui de l’égalité, et une finalité politique, celle de l’harmonisation des différences 4. En un mot, le discours de la cohésion sociale refoule le répertoire du conflit et gomme les rapports de pouvoir.
Si la figure de la mixité sociale trouve une place de choix dans ce discours, il semble que ce soit principalement en raison de son caractère localiste et de ses vertus « intrinsèques » de mise en relation. Mélanger les habitants dans un immeuble, un comité de concertation ou une salle de sport est supposé favoriser naturellement le lien social. « Faire de la mixité » doit ainsi permettre d’éviter que les quartiers « vulnérables » ne basculent définitivement hors de la société. Brandir cette figure c’est ainsi suggérer la possibilité d’agir en deçà des rapports sociaux, au niveau des individus et de leur volonté de « faire société ». L’image diffusée est celle du quartier mixte où les habitants construisent ensemble un projet rassembleur, sur base de valeurs communes.

Attirer les classes moyennes

Si on prend le cas bruxellois, c’est à partir du milieu des années 1990 que le projet de mixité sociale est explicitement affirmé, au moment où les effets durables de la crise commencent à se poser de manière sensible. L’exacerbation des différences socio-économiques et les difficultés d’accès au logement notamment font apparaître la ségrégation socio-spatiale comme un problème à résoudre 5. Mais l’incantation à la mixité ne concerne pas tous les territoires de la ville. Certains quartiers, populaires et immigrés, font particulièrement l’objet de cette incantation – alors qu’elle ne semble pas concerner les beaux quartiers ! Ce différentiel doit sans doute être expliqué par la concentration des quartiers précarisés dans le « croissant pauvre » et par les tensions urbaines dans certains quartiers.
Le contexte bruxellois est aussi marqué par des enjeux plus prosaïques. La question de la viabilité financière de la jeune Région en particulier va faire de la transformation du profil socio-économique des contribuables une option suscitant l’intérêt. Ainsi, le projet de mixité sociale va prendre la forme d’une ville qu’il faut rendre plus accueillante à l’égard des « ménages moyens ». Ce projet va marquer, directement et indirectement, deux dispositifs publics en particulier.
Le premier est celui des Contrats de quartier (CdQ) 6. Lancé en 1994, ce dispositif vise à « revitaliser » les quartiers précarisés par diverses opérations sociales, économiques et matérielles dans le but d’améliorer les conditions d’habitat des ménages résidants. À côté de cet objectif affiché, le dispositif a également pour effet d’attirer de nouveaux ménages dans les quartiers ciblés. Pas toujours assumé par les acteurs du dispositif comme un objectif en tant que tel, il est pourtant clairement inscrit à l’agenda du Plan régional de Développement (2005), dont la première priorité indique qu’il faut « renforcer l’attractivité résidentielle et favoriser l’équilibre social en améliorant la qualité de l’environnement urbain ». En fait, deux types de mesures vont dans ce sens. Le premier regroupe des mesures d’encouragement à l’investissement immobilier à destination de ménages moyens. Le second est de l’ordre du « marketing urbain ». Des opérations de propreté, de rénovation ou portant sur le sentiment de sécurité (comme les « plans lumière ») contribuent à améliorer l’image du quartier aux yeux notamment des ménages moyens séduits par les atouts de la centralité et qui, en s’y installant, peuvent susciter l’intérêt d’autres ménages plus frileux. Si cette politique d’attractivité par l’image n’était pas présente dans les premiers contrats, elle se donne à voir depuis les années 2000 de façon de plus en plus claire, en particulier dans la zone du canal.
La Société de Développement de la Région de Bruxelles-Capitale (SDRB) constitue le second dispositif œuvrant, de façon tout à fait directe cette fois, à la mixité sociale. À la fin des années 1980, la SDRB s’est vue confier la mission de produire des logements conventionnés dans des quartiers « délaissés par les pouvoirs publics et les investisseurs ». L’objectif ? Fixer en Région bruxelloise des ménages moyens autrement contraints par le marché immobilier soit à demeurer locataires soit à investir ailleurs...Le mécanisme est simple, mais efficace : octroyer des subventions aux opérateurs privés de construction ou de rénovation leur permettant d’écouler les logements produits, à destination de ce public, à des prix inférieurs au marché. Ces investissements pionniers doivent rendre les quartiers ciblés plus attractifs et ainsi diminuer les risques pour de futurs investisseurs. Étant donné les conditions de revenu devenues très peu contraignantes, ce sont les ménages aux revenus confortables qui bénéficient le plus de ce dispositif 7. Mais la mixité sociale n’est pas seulement un « effet collatéral » du dispositif sinon un vecteur de réussite puisque le principe d’émulation table de fait sur la transformation du profil socio-économique des habitants.

Projet ou langage ?

Au fil du temps, le mot d’ordre de la mixité sociale sera de plus en plus présent dans les textes 8 encadrant la mise en œuvre de ces dispositifs, comme dans l’action urbaine en général. Mais quand on y regarde de près, on trouve en fait très peu d’arguments. La mixité sociale est énoncée comme une évidence. On ne trouve pas non plus de définition rigoureuse. Et les moyens d’action proposés sont limités à la formulation de « l’attractivité résidentielle ». À l’analyse, la mixité sociale apparaît ainsi moins comme le projet d’une ville plus égalitaire, plus « cohésive » que comme un langage servant à légitimer d’autres finalités aux enjeux sensibles. Sous les beaux mots de la mixité, deux finalités sont particulièrement repérables à Bruxelles : faire du « marketing urbain » dans les territoires à potentiel économique et briser l’entre-soi des populations immigrées, présenté comme une des principales menaces à la cohésion sociale.
Car, en effet, le principe de mixité sociale sert à exprimer un idéal démocratique passé dans le sens commun et très mobilisateur. La Région bruxelloise ne parle-t-elle pas de « nécessaire mixité » ? Il peut se passer de justifications, parce que son langage (déployé dans le vocabulaire de la rencontre, de l’intégration, de la solidarité locale) est le même que celui du discours très consensuel sur la cohésion sociale. En outre, ce discours possède un caractère polysémique : il sert autant à diagnostiquer les problèmes qu’à proclamer l’objectif à atteindre et les moyens d’action 9. Il produit dès lors un effet de légitimation au bénéfice de la politique elle-même.

Conclusion

Les vertus idéologiques de la notion de mixité sociale ne suffisent pas à expliquer son succès. Pour le comprendre, il faut le replacer dans le contexte des transformations sociales et politiques survenues depuis les années 1980. À Bruxelles, le fait multiculturel, la ségrégation socio-spatiale, la philosophie de l’action locale intégrée ont porté sur le devant de la scène publique le « problème » des territoires vulnérables. À un problème territorial est associée une solution territoriale : changer la composition socio-économique des territoires ainsi désignés.
Mais ce remède local correspond aussi à une version allégée de la justice sociale. Sur le modèle de l’égalité des chances, il s’agit de faire partager les mêmes conditions d’existence (accès aux services, qualité du logement, etc.) aux diverses entités sociales et laisser aux individus la responsabilité d’en tirer tout le bénéfice pour grimper l’échelle sociale. Cette démarche oublie toutefois de préciser que le rapprochement des groupes « vulnérables » et des classes moyennes s’opère forcément sur un modèle implicite. Et il ne fait pas vraiment mystère que ce modèle est celui du style de vie des secondes. Ne doit-on pas, dès lors, interroger l’irénisme du mot d’ordre de la mixité sociale ? On semble en droit de se demander, à tout le moins, s’il ne comprend pas aussi une volonté de remettre de l’ordre social dans des quartiers où celui-ci est supposé délité.


1. Ce texte est l’émanation plus succincte d’un article paru dans Brussels Studies en 2013, sous le titre : « La figure de la mixité sociale dans l’action urbaine à Bruxelles. Projet ou langage politique ? ».
2. FRANCQ, Bernard, VANNESTE, Damien, « 15 ans de politiques urbaines en Belgique. Vers quelles définitions du localisme ? », communication au Colloque de lancement
de l’Institut Sciences Po Louvain Europe, Louvain-La-Neuve, 2010.
3. GENESTIER, Philippe,  « L’expression “lien social” : 
un syntagme omniprésent, révélateur d’une évolution paradigmatique », Espaces et sociétés, n°126, 2006, pp. 19-34.
4. JUNTER, Annie, SENAC-SLAWINSKI, Réjane, « La diversité : sans droit ni obligation », Revue de l’OFCE,
n°114, 2010, pp. 167-195.
5. KESTELOOT, Christian, MISTIAEN, Pascale, « Des limites de la mixité sociale comme stratégie de gouvernement », Cahiers marxistes, n°211, 1998, pp. 35-47.
6. En 2010, le dispositif a été rebaptisé « Contrats de quartier durable ».
7. ROMAINVILLE, Alice, « À qui profitent les politiques d’aide à l’acquisition de logements à Bruxelles ? », Brussels Studies, n°34, 2010.
8. Ce texte se base sur une analyse sémantique du discours politique sur la mixité sociale, tel qu’il se donne à voir dans un corpus de textes encadrant et légitimant l’action urbaine bruxelloise dans les deux dernières décennies. Cette analyse a été réalisée en 2011 dans le cadre d’une recherche doctorale portant sur le vécu de la cohabitation dans les quartiers en « revitalisation » à Bruxelles.
9. GENESTIER, Philippe, « La mixité : mot d’ordre, vœu pieu ou simple argument ? », Espaces et sociétés, n°140-141, 2010.

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