«Beaucoup de choses peuvent avoir lieu, y compris rien, et en ce sens nous devons être prêts pour des résultats décevants. Néanmoins, et quoi qu’il arrive, il est évident que quelque chose d’important s’est produit ». Le critique littéraire Roberto Schwarz 1 résume bien l’actuelle conjoncture brésilienne. Selon lui, l’image d’un Brésil qui a réussi, d’un pays qui a su mettre un point final à l’inflation et qui serait en train d’éradiquer la misère, est fameusement écornée. Cela ne veut pas dire que les mérites du Brésil des années Lula (2003-2010) aient disparu subitement, mais les manifestations ont remis au premier plan la situation calamiteuse des services publics, les politiques urbanistiques catastrophiques et la corruption de la classe politique.
Le Brésil a beau être la 6 ème économie du monde, il est classé à la 87 ème place du classement mesurant l’indice de développement humain 2. Négation historique des droits d’une couche considérable de la population, démocratie inopérante pour la majorité des citoyens, incroyable concentration de richesses, taux d’intérêt astronomiques, inexistence d’impôts progressifs et d’une politique de taxation des grandes fortunes; la liste des problèmes est longue.
Le droit à la ville
Dans la ville de São Paulo, c’est l’augmentation, début juin, des frais des transports en commun de 3 à 3,20 reais (de 1 à 1,07 euro) qui a engendré les premiers actes de protestation, coordonnés par le Movimento Passe Livre (« Mouvement Libre Passage », désormais « MPL »), un groupe assez hétérogène, anti-capitaliste, mais sans affiliation partisane. Plutôt cette année, celui-ci avait déjà organisé, à Porto Alegre, des manifestations contre les politiques de développement urbain mises en œuvre dans le cadre de la coupe du monde de football de 2014.
Pour ce mouvement créé en 2005 lors d’un Forum social mondial, le vrai enjeu concerne l’abolition intégrale des tarifs des transports publics. Derrière cette revendication réside la question essentielle de l’accès aux biens communs urbains et sa restriction à ceux qui peuvent se les payer. Le MPL prône le transfert des coûts des services publics à la société entière. Les transports publics seraient ainsi financés grâce aux impôts payés par les contribuables, notamment un impôt progressif sur la propriété urbaine.
Le putsch médiatique
Oligarchiques, fonctionnant sans la moindre régulation sociale et représentant les intérêts des élites économiques et du capital financier, les grands médias brésiliens forment une sorte de parti politique à part entière. D’entrée de jeu, les manifestants ont été discrédités, traités de tous les noms à la télé et dans les principaux quotidiens du pays : « fauteurs de troubles », « tapageurs », « voyous ». Certains journaux ont même exigé l’utilisation de la force pour mettre un point final à la « pagaille ». La police militaire a alors fait ce en quoi elle excelle : bombes lacrymogènes, balles en caoutchouc et coups de matraque ont été distribués à foison et de manière indiscriminée en plein cœur de São Paulo.Devant le spectacle d’une violence qu’elles ne sont pas accoutumées à voir chez elles, les classes moyennes urbaines se sont alors montrées bienveillantes à l’égard des manifestants, auxquels elles se sont jointes massivement à partir du 17 juin. Traditionnellement conservatrices, dépolitisées par deux décennies de néolibéralisme, elles sont une proie facile pour les manipulations médiatiques.
Saisissant l’opportunité, les médias bourgeois ont changé la teneur de leurs discours, ainsi que leur présentation des faits : les dommages infligés aux banques (vitres cassées…) étaient dès lors décrits comme les « actes d’une minorité de vandales », à ne pas confondre avec l’ensemble d’un mouvement essentiellement « non violent » et « apolitique ». Les manifestations devenaient « légitimes », « pacifiques » et « sans partis », une lutte non seulement contre la hausse des tarifs, mais contre tout ce qui va mal dans le pays, surtout la corruption, dont la « gauche » au pouvoir, vite confondue avec « LA » gauche, serait responsable.
Les demandes précises et radicales du MPL ont alors été réinterprétées comme une protestation générique « contre la corruption ». Il est évident que cette dernière est un fléau au Brésil, soustrayant chaque année 60 milliards de reais 3 des recettes publiques. Néanmoins, tout comme les revendications – inédites au « pays du foot » – concernant les extraordinaires dépenses publiques pour la coupe du monde (28 milliards de reais 4), l’attention portée aux affaires de corruption est une façon de détourner le regard des manifestants et de l’ensemble de la population des véritables enjeux, comme les sommes colossales dépensées pour le remboursement de la dette publique. En effet, pas moins de 600 milliards de reais 5 sont destinés, cette année-ci, au paiement de ses intérêts, ce qui implique une réduction drastique des dépenses dans des domaines primordiaux (éducation, santé, transports, logement).
Le tournant conservateur
Arborant les couleurs du drapeau brésilien et portant le masque du héros du film « V pour Vendetta », devenu le symbole du moralisme pacifiste et de la lutte abstraite contre la corruption, de plus en plus de manifestants commençaient à entonner l’hymne national et des slogans creux tels que « tous ensemble contre la corruption » ; « des impôts, ça suffit » ; « intervention militaire tout de suite » ; « Dilma dehors », etc. Étant donné le manque d’objectifs précis et une direction politique peu claire, l’immense énergie déployée par les manifestants n’a pas tardé à prendre un contour régressif. Une fièvre nationaliste s’est alors emparée des rues du pays entier. À plusieurs endroits, des gangs néonazis, parfois armés de couteaux et de battes, ont expulsé des manifestations l’ensemble des militants de gauche, dont les drapeaux ont été déchirés et brûlés.
Associée à l’actuel gouvernement du PT (Parti des travailleurs), la gauche est ainsi devenue le grand bouc émissaire, tout comme les classes populaires, vues par les classes moyennes et dominantes comme des parasites, à cause des politiques sociales menées par Lula et Dilma Rousseff 6. À l’horizon se dessinaient les contours d’un extrémisme vert et jaune 7, soutenu par le conservatisme des médias et de la classe moyenne. La vieille bête réactionnaire qui était descendue, en 1964 8, dans la rue pour protester contre la menace communiste que représentaient à ses yeux les réformes de base annoncées par le président de l’époque (João Goulart), se réveillait.
Un retrait stratégique
Ce fut un véritable choc pour nous, qui étions dans la rue dès le début des manifestations. Nous rêvions de mai 68 et nous nous sommes réveillés en plein mars 64. Mais, paradoxalement, en défilant dans les rues du pays la semaine du 17 juin, les secteurs conservateurs de la société ont donné une plus grande visibilité au mouvement. La baisse des tarifs des transports publics dans plus de cent villes n’a pu être obtenue que grâce à l’ampleur qu’ont pris les rassemblements à ce moment-là.
Percevant la régression en cours et faisant preuve d’une remarquable autonomie, le MPL a alors décidé d’arrêter temporairement l’organisation de nouveaux actes de protestation. Sans son appui et vu l’absence des organisations de gauche traditionnelles, expulsées un peu partout des manifestations, la capacité de mobilisation des classes moyennes s’est essoufflée alors qu’elles pensaient illusoirement pouvoir mobiliser par le seul biais des réseaux sociaux sur internet.
Début juillet, le scénario avait donc de nouveau changé. Malgré le putsch médiatique qui a fait chuter la popularité de Dilma de 57 à 30 %, l’expropriation du mouvement par les franges conservatrices ne semblait plus aussi absolue et consolidée qu’on l’imaginait. Ayant abandonné la rue, les « Guy Fawkes protofascistes » de classe moyenne ont repris leur militance virtuelle sur Facebook, ce qui leur a valu le surnom d’« Hitlernautes ». Même si moins massives, les manifestations ont perduré, attirant pour la première fois la classe travailleuse. Étonnées de voir la population toujours dans la rue, les élites et les classes moyennes ont commencé à craindre la politisation du mouvement et la possibilité d’une inflexion à gauche du gouvernement.
Avec la fragmentation des franges nationalistes, la radicalisation à gauche a commencé à prendre cours. Un peu partout, des assemblées populaires se formaient, des cours et des débats publics s’organisaient. La droite a réagi en investissant agressivement les grands médias pour décrédibiliser à nouveau le mouvement, dans le but évident de mener une « contre-révolution préventive » 9.
La difficile union de la gauche
Dès les premières mobilisations du mois de juin, la société s’est réveillée polarisée. Une nouvelle droite s’est dessinée à l’extrême du traditionnel conservatisme brésilien. La gauche, quant à elle, s’est divisée entre le soutien à Dilma contre les attaques de la droite et la critique radicale d’un gouvernement qui n’est même pas de gauche, mais le reflet d’une corrélation de forces comprenant entre autres la bourgeoisie financière et les multinationales.
Le 11 juillet, des centrales syndicales, des mouvements sociaux et partis de gauche ont organisé une journée nationale de luttes. Plus de 50 autoroutes ont été bloquées et plus de 80 manifestations ont eu lieu, rassemblant des dizaines de milliers de travailleurs dans le pays entier. Proches du gouvernement, certains partis et syndicats ont été timides dans leur critique du PT au pouvoir. D’autres n’ont pas hésité à être plus durs.
Il aurait fallu être plus tranchant encore et proposer des alternatives crédibles. À cet égard, le respect des circuits préétablis pour les manifestations a marqué les limites des formes traditionnelles de protestation. La critique de la montée en puissance de la droite a été pratiquement inexistante. Malgré le caractère concret de certaines revendications, on sentait dans bien des discours l’absence de projet, et l’exhortation moraliste contre la corruption, identique à celle véhiculée par le discours conservateur. Faisant preuve d’un total aveuglement vis-à-vis du tournant réactionnaire en cours, certains ont même parlé au nom du « peuple brésilien » et ont fini par invoquer l’hymne national.
Réaffirmer son identité
S’opposant tout d’abord aux manifestations, « affaire de vandales et de vagabonds », les classes moyennes sont ensuite descendues dans la rue pour protester contre la violence, la corruption et pour un pays meilleur. Leur positionnement est constamment voltigeant : elles se disent favorables à la démocratie et à la non-violence, mais une majorité d’entre elles se montre clairement réactionnaire, n’hésite pas à tenir des propos racistes et soutiendrait le retour à la dictature. Dans les faits, la position initiale de l’identité du MPL a donc engendré son contraire : la non-adhésion à un quelconque parti a donné lieu à une haine à leur encontre et la posture non violente s’est à son tour vue réduite au respect petit-bourgeois de la propriété. Gardant son indépendance, le MPL a su se distinguer à temps de la masse conservatrice et réaffirmer son identité en opposition à ce qui avait émergé, se rattachant de façon critique et négative à la condition d’existence précarisée des travailleurs.
Une vraie politisation est en train d’avoir lieu dans et par la pratique militante. Quant à savoir si cette flamme libertaire tiendra bon et réussira à incendier toute la prairie verte et jaune ou si elle sera aussi inondée et éteinte par la nouvelle vague réactionnaire, il est trop tôt pour le dire. Au point où nous sommes, rien n’est décidé. La lutte n’a fait que commencer.
Co-écrit par Natasha B. Palmeira ( chercheuse au Noyau d'études en art, médias et politiques, à Sao Paulo.)
La mobilisation continueLes 7 confédérations syndicales brésiliennes (CUT, FS, UGT, CTB, CGTB, CSB et NCST) ainsi que des mouvements sociaux, comme le Mouvement des sans terres (MST), ont lancé le 30 août dernier une nouvelle journée d’action nationale.Celle-ci a été organisée suite aux évaluations très positives des mobilisations menées le 11 juillet par ce front extrêmement large représentant au total plus de 30 millions de travailleurs. Les revendications de cette mobilisation portaient sur la réduction du temps de travail de 44 à 40 heures par semaine et le combat contre des formes massives de précarisation du monde du travail comme la sous-traitance. Les manifestants revendiquaient également l’allocation de 10 % du PIB pour l’éducation et l’octroi de 10 % du budget fédéral à la santé. Un transport public et une mobilité urbaine de qualité, une revalorisation des barèmes des pensions ainsi qu’une véritable réforme agraire et la distribution de la rente pétrolière doivent, pour ces organisations, également être prioritaires dans les futures politiques brésiliennes. Thomas Miessen (CSC - service international) |
1. « A situação da cultura diante dos protestos » : http://blogdaboitempo.com.br/2013/07/23/a-situacao-da-cultura-diante-dos-protestos-de-rua
2. À l’inverse du PIB, l’indice de développement humain (IDH) n’englobe pas seulement des dimensions économiques, mais également des critères sociaux. Pour établir son classement, l’IDH analyse les trois composantes suivantes : l’espérance de vie à la naissance, le niveau d’éducation, et le niveau de vie.
3. Plus de 19,7 milliards d’euros !
4. 9,2 milliards d’euros.
5. 200 milliards d’euros, soit 40% du budget fédéral.
6. Présidente du Brésil depuis 2011. Elle a succédé à Lula.
7. Le vert et le jaune font référence aux couleurs du Brésil.
8. Deux semaines avant le coup d’État militaire (1964-1985).
9. Cette appellation provient du sociologue Herbert Marcuse (1898-1979).