Constamment sous-financé et morcelé entre une multitude de ministères, le secteur de l’accueil de l’enfance connaît une situation peu enviable. Victime récurrente des économies que doit réaliser le gouvernement, il se libéralise de plus en plus. Une tendance qui crée des inégalités d’accès entre les parents et qui écorne encore davantage les conditions de travail des employées du secteur. Dans le contexte actuel des transferts de compétences, il est urgent de revoir le modèle et son financement pour lui donner l’importance sociétale qu’il mérite. Tour d’horizon.


La recherche d’un milieu d’accueil pour les enfants de 0 à 3 ans s’apparente à un véritable parcours de la combattante : manque de places, listes d’attente interminables... Les chiffres parlent d’eux-mêmes : aujourd’hui, 20,3 % 1 des enfants de 0  à  2,5 ans ont une place d’accueil subventionnée en Fédération Wallonie-Bruxelles, 16,2 % à Bruxelles et 31 % en Communauté germanophone 2. Quant aux exigences européennes, elles sont fixées à 33 % 3 pour les enfants de moins de 3 ans, ce qui reste dérisoire !
Au-delà de ces considérations, il y a lieu de constater que le secteur de l’enfance est encore très imprégné par l’idéologie familialiste, selon laquelle il serait préférable pour les enfants de rester dans le cadre familial les premières années de leur vie. Dans le discours dominant, la famille serait le lieu idéal pour l’octroi des soins aux enfants et aux personnes malades ou démunies d’autonomie. Cette idéologie est basée sur l’image de la famille comme lieu de paix et d’harmonie. À l’idéologie familialiste se conjugue aussi l’idée que les femmes auraient des compétences « naturelles » pour effectuer les tâches de soin. Dans ce contexte, la garde des jeunes enfants relève encore de la responsabilité individuelle des mères et des familles. Du coup, une gestion politique, collective et ambitieuse du secteur fait défaut.
Pire même : cette idéologie familialiste sert à justifier les économies réalisées dans ce secteur, vu la crise. Car la pression conjointe des déficits budgétaires et des orientations néo-libérales a conduit à la remise en cause d’un certain nombre d’acquis sociaux. De plus en en plus, des conceptions individualistes, souvent présentées sous le vocable de « libre choix », s’imposent et vont, dans les faits, de pair avec le renforcement de modes de garde privés. Sans moyens suffisants, on laisse alors le champ libre à la marchandisation et à la privatisation de ce secteur. Or, une libéralisation rend bien souvent l’activité visée moins accessible financièrement. Les initiatives telles que l’élargissement des titres-services et des ALE (agences locales pour l’emploi) à l’accueil de l’enfance, le développement des crèches d’entreprise ou des crèches de gare, dérégulent le secteur et sont déjà l’expression de ces évolutions. Dans ce contexte de désinvestissement, les responsabilités sont éclatées entre tous les niveaux de pouvoir. Ce morcellement illustre le manque de volonté politique de valoriser globalement ce secteur qui se trouve à la croisée de notre organisation sociale, familiale, professionnelle et éducative.
Ces constats sont également valables pour analyser les conditions de travail des travailleuses du secteur. Malheureusement, plutôt dévalorisées et majoritairement choisies par les femmes, ces professions sont touchées par la précarisation croissante du marché du travail. Ce faisant, de nombreuses femmes accomplissent chaque jour des tâches de soins aux autres dans le secteur informel, véritable zone de non-droit (femmes sans-papiers, travail au noir…).
Le manque de places d’accueil entraîne également une mise en concurrence entre les parents, les mères et les femmes. En effet, les femmes plus aisées qui veulent continuer à travailler à temps-plein peuvent confier leurs enfants à d’autres femmes qui n’arrivent pas à faire valoir leurs compétences en dehors du secteur du care 4. Ce recours à la main-d’œuvre féminine dans les foyers montre la mise en place de solutions individuelles et le transfert des inégalités vers les femmes migrantes, qui pallient le déficit de politique familiale dans nos pays. Ce phénomène appelé « sous-traitance du care » rend les solidarités entre toutes les femmes plus difficiles à construire. En outre, dans un contexte où le marché de l’emploi est de plus en plus flexible et où les modèles familiaux connaissent d’importantes mutations (augmentation des familles monoparentales, etc.), les horaires des services d’accueil ne sont pas toujours compatibles. Les besoins des familles au sens large évoluent, ce qui pèse sur les familles comme sur l’organisation des services, et donc sur leurs conditions de travail.
Enfin, en se basant sur la situation professionnelle des parents, ces politiques stigmatisent les enfants et les parents, selon que ces derniers travaillent ou pas, qu’ils soient en formation ou non, etc. Non seulement ces fonctionnements entraînent l’incompréhension des parents (parfois il reste des places subsidiées vides et une longue liste d’attente de parents qui ne correspondent pas au profil subsidié), mais ils introduisent aussi une mise en concurrence entre les structures d’accueil, qu’elles soient collectives ou à domicile. Ce qui engendre des situations aberrantes où les structures (toutes en situation de survie) se battent pour le moindre subside. Ces structures sont dans une telle précarité qu’elles sont parfois amenées à faire des choix antisociaux en privilégiant, par exemple, les parents aux plus gros revenus pour alimenter leurs recettes. Au final, cet émiettement du secteur crée des ghettos sociaux entre les différentes catégories d’usagers.

Quel financement ? 5

À ce jour, le développement d’une politique cohérente d’accueil de l’enfance est rendu difficile par la séparation des compétences entre les différents niveaux de pouvoirs concernés. Chacun de ceux-ci reconnaît l’urgence de la situation en matière d’accueil et d’éducation de l’enfance, mais tous se renvoient une partie des responsabilités. Chez nous, le secteur de l’enfance connaît un encadrement ministériel record. En effet, plus de dix ministres sont concernés par cette question. Cette multiplicité est la preuve que le secteur de l’accueil de l’enfance est à la croisée de plusieurs sphères de notre société. Mais cette démultiplication des niveaux de responsabilité entraîne aussi une fragilisation du secteur et une grande complexité de financement (le personnel a souvent des statuts divers, de plus en plus précaires).
Il faut rappeler que le financement du secteur de l’accueil de l’enfance passe par plusieurs canaux dont ceux des cotisations sociales des travailleurs, de l’impôt qui finance l’Office de la naissance et de l’enfance (ONE), de la participation financière des parents et des Pouvoirs organisateurs. Malgré ces multiples injections financières, les moyens font toujours cruellement défaut. La Ligue des Familles a estimé que l’investissement annuel dans ce secteur équivaut  à environ 200 millions d’euros, toutes sources de financement confondues 6. À titre de comparaison, c’est moins que pour l’Aide à la Jeunesse ou l’Audiovisuel. Quant au énième Plan Cigogne annoncé en janvier dernier par le ministre en charge de la petite enfance, Jean-Marc Nollet (ÉCOLO), il s’inscrit plus dans un scénario de réponse à l’urgence (exigences européennes des 33 %, boom démographique) que comme un tournant majeur dans la politique et le financement de l’accueil de l’enfance, même si chaque place subventionnée et structurelle créée est bonne à prendre.
De plus, dans le secteur subventionné par l’ONE, le principe de la participation financière des parents (PFP) étant censé permettre aux parents de payer chaque jour de garde de leurs enfants proportionnellement à leurs revenus (11 % de ceux-ci), est clairement défavorable aux familles qui ont de faibles revenus. En effet, payer 11 % de 4.000 € risque de peser différemment sur le budget de la famille que de payer 11 % de 1.000€ ! D’autant plus que ce principe remonte à une époque, aujourd’hui révolue, où il était fréquent que les familles ne mettent « qu’ » un tiers de leurs revenus dans leur budget logement. Les parents qui cumulent les temps partiels sont également pénalisés par ce mode de calcul de leur contribution. Cela crève les yeux : même lorsqu’il est subventionné, l’accueil de l’enfance est donc impayable pour de nombreuses familles.

Revoir le modèle

Face à ces enjeux et défis complexes, on peut alors se demander si la politique de l’ONE est toujours adaptée aux évolutions de notre société et aux nouveaux besoins des familles. Nous sommes aujourd’hui en présence de nombreux scénarios de vie  qui s’écartent du modèle de la « famille classique » : familles monoparentales, précarité, pression du marché de l’emploi, politique d’activation des chômeurs… Pourtant, ces réalités peinent à être intégrées dans la politique de l’ONE, ce qui motive la mise en place de toute une série de services atypiques  pour répondre à ces différents besoins négligés par les institutions « officielles ». Ainsi, face à la condition des présences minimales qui oblige une présence de minimum douze demi-journées par mois pour avoir accès au milieu d’accueil, les familles les plus précaires se tournent vers des « haltes accueil » 7.
Ces lieux d’accueil construits en lien avec les situations sociales de quartiers populaires, permettent de répondre à de nombreux besoins spécifiques : désir de socialisation des enfants et des parents, ouverture vers la possibilité de se former, de chercher un emploi, d’élaborer son projet ou de prendre du temps pour soi. Ces initiatives sont souvent rendues possibles grâce aux parents qui deviennent de véritables partenaires dans l’accueil de leurs enfants. Pourtant, ces haltes accueil dépendent de modes de financement ponctuels. Leur survie est donc constamment remise en question et menace non seulement la continuité de l’accueil pour les enfants, mais aussi les projets des parents (rencontre, formation, emploi) et leur autonomie.
De plus, la réforme de l’État a prévu la suppression du Fonds des équipements et services collectifs (FESC) et le transfert de ses moyens aux Communautés. Ce fonds subsidie actuellement des services qui emploient plus de 700 équivalents temps-plein et offrent une solution de garde à des enfants et leurs parents pour l’équivalent de 1.750.000 journées par an ! Il a aussi la particularité de subsidier des formes d’accueil moins « classiques », mais tout aussi nécessaires : a garde d’enfants malades, l’accueil flexible, l’accueil d’urgence et l’accueil extrascolaire. La survie des services et des places existants est évidemment une priorité. Mais pour faire mieux correspondre les moyens aux besoins des bénéficiaires et des services, il faudra sans doute passer par une phase d’état des lieux, par opérateur, des financements et des emplois ainsi qu’une révision des critères d’agrément pour chaque type d’accueil.
Enfin, la philosophie de l’ONE a été essentiellement axée sur la qualité de l’accueil et, plus particulièrement, sur des normes strictes et rigoureuses. Or, dans un contexte où l’accueil n’est accessible que pour un nombre réduit d’enfants, cette priorité semble de plus en plus aberrante, aux yeux d’un certain nombre d’acteurs du secteur comme de la population confrontée aux effets de la pénurie de places. Dès lors, n’est-il pas temps de s’engager sur une voie innovante qui pense à la fois en termes d’accessibilité, de diversité et de qualité de l’accueil pour tous les enfants ?

En faire un enjeu de société !

Tout le monde gagne à avoir accès à plus de places d’accueil. C’est pourquoi il est urgent de créer des places d’accueil de qualité en suffisance pour soulager les familles qui payent très cher ce désengagement des pouvoirs publics. Pour que les choix de vie des familles ne soient plus contraints par le manque de places, le taux de couverture doit aller vers les 100 % et non vers les 33 % préconisés par l’Union européenne. Concrètement, les femmes doivent avoir la possibilité de travailler et de souffler. L’enfant, lui, doit pouvoir bénéficier d’une structure d’accueil de qualité et accessible et, ensuite, d’un réseau d’activités extrascolaires adaptées à ses besoins, comme à ceux de ses parents.
Les services d’accueil représentent une façon de mettre tous les enfants à égalité. Quel que soit le statut socio-économique de leur(s) parent(s), en région rurale ou urbaine, tous les enfants doivent avoir la possibilité d’accéder aux mêmes services de qualité : une participation financière accessible, sans priorité pour certains enfants, sans mise en concurrence des différents services subventionnés. Car il ne faut pas seulement envisager les services d’accueil comme un moyen pour les parents de travailler, mais aussi comme un droit pour chaque enfant de développer ses ressources et capacités propres, encadré par des professionnel-le-s capables de mobiliser une réflexion, une expérience, des connaissances techniques et des moyens au service des enfants. Nous savons aussi qu’aujourd’hui encore, les enfants font trop souvent les frais de stéréotypes sexistes dans les milieux d’accueil, comme par la suite dans leur parcours scolaire. Un accueil non sexiste représenterait donc un levier important pour une société égalitaire, innovante et progressiste.
Par ailleurs, pour répondre aux nouveaux besoins des familles et des femmes, il faudrait d’une part, resynchroniser les temps de vie en calquant les horaires d’accueil sur les horaires professionnels, mais en étant extrêmement vigilants à l’impact de ces mesures sur les femmes qui travaillent dans les services. D’autre part, il est sans doute nécessaire de repenser notre système d’accueil pour permettre aux familles de s’organiser de façon structurelle, sans passer par les solidarités informelles qui peuvent être source d’inégalité entre les enfants et reposent très souvent sur les femmes uniquement. La coexistence de structures diversifiées (accueil en collectivité ou accueil à domicile, halte accueil…) permet aussi de répondre aux attentes et aux représentations diversifiées des familles.
Des conditions de travail décentes ainsi que la reconnaissance et la valorisation sociale et financière des métiers de l’enfance font aussi partie des conditions de base pour un accueil de l’enfance de qualité. Cela fait trop longtemps que les accueillantes d’enfants conventionnées à domicile attendent un statut complet de travailleuse 8 alors que c’est grâce à leur expertise qu’aujourd’hui, un accueil à domicile de qualité peut être proposé aux parents à un coût abordable.
Enfin, ce secteur a besoin d’une politique ambitieuse et coordonnée, y compris en termes de financement. Cette coordination pourrait reposer sur un interlocuteur principal et une articulation entre les différents niveaux de pouvoirs concernés. En effet, un seul pouvoir doit être garant et responsable de la gestion du secteur, même si les moyens peuvent venir d’autres niveaux de pouvoir. Dans ce cadre, c’est plutôt la Fédération Wallonie-Bruxelles qui devrait être renforcée dans son rôle de première ligne pour la politique de l’enfance et proposer, en concertation avec les autres niveaux de pouvoir, un plan d’action qui vise à terme un taux de couverture de 100 %.

Conclusion

Le dispositif de l’accueil et de l’éducation du jeune enfant doit absolument évoluer. Basé aujourd’hui sur des catégories de milieux d’accueil, il doit progressivement laisser la place à des objectifs et à des axes d’action permettant une plus grande diversité dans les modalités concrètes de l’accueil : accueil à temps partiel, accueil d’urgence, crèches de quartier, accueil d’enfants malades et handicapés… Pour fonder toute l’importance de cette nouvelle politique, un décret spécifiquement consacré à l’accueil et l’éducation du jeune enfant, distinct du décret relatif à l’ONE, devrait être élaboré, en collaboration avec tous les mouvements et associations concernés par la question. La base et le noyau de ce décret devraient être le droit à l’accueil qui remplit trois fonctions - sociale, éducative et économique - essentielles pour la société, les enfants et leurs parents.


 Enfin un statut complet
pour les accueillantes d’enfants conventionnées ?

La Fédération des services maternels et infantiles de Vie Féminine (FSMI) regroupe plus de 800 accueillantes d’enfants conventionnées. Ceci représente environ un tiers des accueillantes travaillant au sein de la Fédération Wallonie-Bruxelles.
Ce sont autant de travailleuses qui, chaque jour, accueillent à leur domicile entre 1 et 4 enfants de 0 à 3 ans. Elles sont recrutées par des services agréés par l’ONE au terme d’une procédure très stricte, elles prestent des journées de 10 heures minimum pour correspondre aux besoins des parents et jouent un rôle éducatif aux côtés des parents pour une évolution harmonieuse de l’enfant.
Toutefois, ces professionnelles ne bénéficient que d’un « filet social » leur accordant certains droits. Depuis dix ans, elles sont dans l’attente de quitter cette situation qui ne devait être que transitoire. Elles espèrent toujours accéder à un statut complet de travailleuse, promis par les politiques depuis le 1er avril 2003. À l’heure actuelle, elles n’ont toujours pas de revenu fixe, de congés payés, d’allocations de chômage ou de pécule de vacances. Elles vivent une précarité quotidienne alors qu’elles jouent un rôle socio-éducatif et économique non négligeable.
Depuis la création des premiers services d’accueillantes d’enfants conventionnées, il y a plus de 37 ans, Vie Féminine et la FSMI se mobilisent pour revendiquer l’octroi d’un statut complet de travailleuses salariées aux accueillantes. Malgré les très nombreux engagements des gouvernements successifs de ces dernières années, il y a très peu d’avancées ! Mais l’espoir est à nouveau de mise avec l’actuelle déclaration gouvernementale (2011) qui prévoit de régler cette situation au plus vite… Et surtout, avec une proposition de loi actuellement en débat au Parlement. Celle-ci permettra-t-elle enfin d’espérer une véritable issue pour ce combat multidécennal ?
À nos yeux, des moyens indispensables au passage à un statut complet doivent être dégagés. Face au manque de places d’accueil, face à la pénurie de candidates accueillantes, les responsables politiques ne peuvent plus faire l’économie des décisions qui s’imposent pour préserver et revaloriser ce secteur répondant à un réel besoin des femmes, des familles, mais aussi de la société.
Anne Teheux (responsable de la FSMI)




1. Rapport annuel de l’Office de la naissance et de l’enfance (ONE), Bruxelles, 2011, p. 63.
2. Familienpolitische Gesamtkonzept für die Deutschprachige Gemeinschaft, 2010, p.14.
3. Conseil européen de Barcelone, 2002, http://www.consilium.europa.eu/ueDocs/cms_Data/docs/pressData/fr/ec/71026.pdf, p.12.
4. Le secteur du « care » renvoie aux activités formelles et informelles en lien avec les soins aux personnes et qui sont traditionnellement liées à des compétences développées par les femmes dans le privé (donc non professionnelles).
5. Cette partie du texte est inspirée des réflexions qui ont eu lieu dans le cadre du « Chantier ouvert » sur le financement de l’accueil de l’enfance en Fédération Wallonie-Bruxelles, organisé le 9 octobre 2012 par la FSMI. Une publication plus complète sera disponible en octobre 2013.
6. LEMAIRE, Pierre, « L’accueil de l’enfance : le financement des milieux d’accueil en Fédération Wallonie-Bruxelles », La Ligue des Familles, analyse, 2012.
7. « La halte accueil est un mode d’accueil souple pour des périodes      déterminées et qui développe une approche globale de la famille avec, comme priorité, la flexibilité de la place d’accueil. Elle offre donc diverses formules d’accueil à la demande en tenant compte de la diversité du public et de la complexité de certaines situations rencontrées ». (Source : http://www.one.be/)
8. Voir encadré