L’effondrement du Rana Plaza en avril dernier dans la banlieue de Dhaka, capitale du Bangladesh, a provoqué une vague d’émotions et de colère à travers le monde. Cette catastrophe met en évidence les terribles conditions de sécurité et d’hygiène dans des milliers d’usines d’habillement au Bangladesh et en Asie qui fournissent nombre de marques occidentales à bas prix. De l’État du Bangladesh aux enseignes de la mode européennes, en passant par les syndicats locaux, qui sont les responsables ? Et que faire pour que de tels drames ne se reproduisent plus ?

Mercredi 24 avril 2013, Savar, banlieue de Dhaka, Bangladesh. Un immeuble de 8 étages s’effondre, peu après l’heure du début du travail. À l’intérieur, cinq usines de confection qui travaillent pour de grandes marques ( Mango, Benetton, Carrefour, etc. ). Des milliers de travailleurs sont prisonniers des gravats. Le bilan est dramatique : 1127 morts et 2500 blessés. Il s’agit du pire accident de l’histoire industrielle de ce pays qui a fait de la confection textile le pivot de son économie.

Un drame qui se répète

Les leçons du passé n’ont pas été tirées : en 2005, le bâtiment de neuf étages de l’usine Spectrum s’effondrait en pleine nuit, alors que plusieurs centaines d’ouvriers se trouvaient à leur poste. Soixante-quatre d’entre eux y ont perdu la vie, tandis qu’une centaine d’autres a été blessée. À ce moment-là, cette tragédie était déjà considérée comme le triste symbole des violations quotidiennes des droits fondamentaux des travailleurs dans le secteur de l’habillement au Bangladesh : salaires inférieurs au minimum légal, règles de sécurité insuffisantes...
Depuis lors, les incendies et les effondrements d’usine se sont multipliés au Bangladesh. À chaque fois, les mêmes déficiences : des immeubles plutôt récents, mais qui ne répondent pas aux normes du bâtiment ; des étages supplémentaires ajoutés sans permis, que la construction de base ne peut supporter ; des sorties de secours inaccessibles, provoquant une panique meurtrière… Construites à la hâte sans autorisation adéquate ou aménagées dans d’anciens bureaux ou bâtiments d’habitation, les usines ne peuvent garantir le respect des conditions de sécurité et d’hygiène élémentaires. Les racines de ce drame tiennent tant à une politique de l’État du Bangladesh qu’aux pressions des filières internationales, dans un contexte de concurrence des prix exacerbée.

L’industrie textile au Bangladesh

Le Bangladesh est un état relativement jeune. Indépendant du Pakistan en 1971, les premières élections démocratiques auront lieu en 1991, après 15 ans de dictature militaire. Avec plus de 150 millions d’habitants, c’est l’un des pays les plus densément peuplés au monde. L’industrie du textile y représente 78 % des exportations totales et 17 % du PIB.
Cette industrie est assez récente dans sa forme telle qu’on la connait. Grâce à l’accord multifibres 1, le Bangladesh a bénéficié de quotas larges pour entrer sur le marché de l’UE et des États-Unis 2. Ainsi, depuis les années 80, s’est créée une industrie orientée vers les marchés occidentaux.
À la fin des années 70, il n’y avait que 9 entreprises de vêtements du Bangladesh travaillant pour l’exportation. Aujourd’hui, on en compte plus de 5.000 avec, à la clé, plus de 3 millions d’emplois occupés à plus de 80 % par des femmes puisque le textile est le seul secteur formel de l’économie où une proportion significative de femmes travaillent. Depuis 1995, les quotas ont progressivement disparu. La dernière barrière a été supprimée le 1er janvier 2005 et cette libéralisation totale a eu des conséquences dramatiques sur l’industrie du vêtement dans les pays tels que le Bangladesh. Les prix ont chuté d’environ 30 %. La concurrence mondiale accrue a engendré une pression des employeurs pour maintenir les coûts de production les plus bas possible. La crainte de fermeture ou de délocalisation des entreprises a mis les salaires sous pression et a obligé les travailleurs à un maximum de flexibilité.
Ces dernières années, face à l’augmentation des salaires et des coûts de production en Chine, les marques de vêtements se sont orientées vers de nouveaux sites de production. Avec ses 0,32 cents US$ par heure, le Bangladesh offre le salaire horaire le plus bas du monde. Dans ce contexte, les commandes passées par les clients internationaux ont explosé, mais la capacité de production des infrastructures n’a pas été adaptée en conséquence.

Des syndicats absents ?

Par sa politique ultralibérale et son manque d’investissement dans l’inspection au travail, l’État du Bangladesh porte une responsabilité évidente dans les drames successifs qui ont frappé des ateliers de production au cours des dernières années. Le salaire minimum légal est établi bien en dessous d’un salaire vital. Par ailleurs, l’inspection du travail ne compte que 93 fonctionnaires en charge de la surveillance de plus de 25.000 usines et ateliers.
Les quatre étages supérieurs du Rana Plaza avaient été construits sans permis. La veille de la catastrophe, des inspecteurs avaient découvert des fissures dans l’immeuble et avaient requis son évacuation et sa fermeture. Malgré ces recommandations, les salariés des ateliers de confection s’étaient vu enjoindre de revenir le lendemain, leur encadrement déclarant que l’immeuble était sûr. 3.112 travailleurs étaient donc revenus dans leur usine, afin d’éviter de perdre leur emploi. Des centaines de travailleurs l’ont payé de leur vie, tandis que des milliers d’autres ont été gravement blessés. Alors, pourquoi les travailleurs du Bangladesh ne s’organisent-ils pas pour défendre leurs intérêts et acceptent-ils des conditions de travail qui nous paraissent scandaleuses ?
La réponse est plus complexe qu’il n’y parait. Le Bangladesh dispose d’une législation qui proclame la liberté de s’organiser. Les normes internationales du travail (dont la liberté de former un syndicat et de négocier collectivement) sont ratifiées. Mais la difficulté repose plutôt dans la mise en pratique de ces normes.
D’une part, il est difficile pour un syndicat de recevoir une reconnaissance officielle de la part du ministère du Travail. D’autre part, le cadre législatif prévoit que la demande de reconnaissance d’un syndicat doit comprendre les noms des leaders et des travailleurs affiliés. Le Ministère envoyant ensuite cette liste pour contrôle auprès de l’entreprise concernée, qui a tout le loisir de licencier les travailleurs en question avant la reconnaissance effective du syndicat.
En outre, les travailleurs n’ont souvent pas de contrat écrit, ce qui rend extrêmement difficile leur mobilisation pour leurs droits. Si, en plus, l’employeur refuse de payer le maigre salaire qui leur revient de droit dans les temps, ils sont vraiment piégés. Une autre méthode mise en place pour tuer dans l’œuf toute tentative de monter un syndicat est le remplacement régulier de la main d’œuvre. Légalement, la participation des travailleurs dans le management des usines est censée être obligatoire. Mais à la fin de l’année 2012, seules 134 sur les plus de 5.000 entreprises de confection du pays disposaient d’un comité de travailleurs. Il arrive aussi que des comités soient mis en place par le management lui-même, sans passer par des élections de représentants des travailleurs, en vue de jeter de la poudre aux yeux des acheteurs extérieurs, y compris les marques.
Le travail syndical existe donc très peu dans l’industrie textile. Les luttes syndicales ont plutôt lieu en dehors des usines. Si la législation entérine la liberté syndicale, faire partie d’un syndicat implique concrètement de prendre des risques au niveau de ses revenus, des menaces (y compris sur les membres de sa famille) et de la violence physique. Pas étonnant donc que peu de syndicats soient en mesure de faire pencher la balance au profit des travailleurs. La plupart n’ont que 1000 à 1500 membres ; le NGWF 3, le plus important d’entre eux, partenaire de Solidarité mondiale et membre d’achACT, compte 37.000 membres.
C’est pourquoi les pressions internationales des consommateurs pour le droit à la liberté syndicale sont nécessaires et appréciées au Bangladesh. Les menaces émises par l’UE d’une révision du traitement préférentiel accordé au Bangladesh pour le textile ont été bien accueillies par les syndicats locaux. Et ils se sont sentis soutenus lorsqu’une haute délégation de l’OIT est venue plaider pour que soient réellement appliquées les réglementations officielles pour permettre la liberté syndicale et le droit à des négociations collectives.

Interpeller les marques de toute urgence !

Malheureusement, les marques persistent à ne baser leur contrôle que sur des audits sociaux inefficaces, ce que l’effondrement du Rana Plaza a mis une fois de plus en lumière.
Pour achACT et la Clean Clothes Campaign, il n’y a là rien d’étonnant. Depuis de nombreuses années, elles critiquent le recours à l’audit social comme principal élément de contrôle et mettent en avant les grandes faiblesses de mise en œuvre de ces procédés en matière d’implication des travailleurs concernés, de recours à des acteurs locaux compétents et de transparence. Les pratiques d’achats des clients internationaux constituent d’autres obstacles majeurs au respect des droits de l’Homme. Les prix fixés ne tiennent nullement compte des besoins d’investissements dans l’amélioration de l’environnement de travail. Les délais de livraison extrêmement courts engendrent une pression insupportable sur les travailleurs. Dans le secteur du prêt-à-porter, la relation entre client et fournisseur est très instable et volatile, ne permettant pas la création d’un environnement économique propice aux investissements dans l’infrastructure.
Les travailleurs ont besoin de solutions structurelles pour mettre fin à leurs conditions de travail dangereuses. Les marques et enseignes doivent non seulement s’engager dès à présent à intervenir pour couvrir les frais médicaux d’urgence et indemniser les familles des victimes et des travailleurs blessés. Elles doivent surtout contribuer à prévenir tout nouveau drame. Il est grand temps qu’elles signent l’accord sur la sécurité des bâtiments et la prévention des incendies et collaborent avec les syndicats au Bangladesh.

 Les moustiques des géants de l’habillement

« Si vous avez l’impression que vous êtes trop petit pour pouvoir changer les choses, essayez de dormir avec un moustique, et vous verrez lequel empêche l’autre de dormir… ».
En collaboration avec des réseaux internationaux (principalement la Clean Clothes Campaign), la plate-forme AchACT soutient les travailleurs dans les pays de production de l’industrie légère dans leurs luttes. Elle est constituée en Belgique francophone de 25 organisations membres (dont la CSC, Solidarité mondiale, la CNE, Test-Achats, la FGTB, Oxfam…). achACT relaie les demandes des travailleurs mobilisés dans les pays de production auprès des enseignes et marques clientes des usines concernées, dénonce publiquement les circonstances dans lesquelles sont fabriqués leurs produits et invite les consommateurs et les organisations à interpeller les marques.

Un réseau qui donne des résultats
Au-delà d’améliorations ponctuelles des conditions de travail, son action vise en priorité le respect de la liberté d’association des travailleurs, aptes alors à faire reconnaître leurs droits et à négocier collectivement. Par ailleurs, achACT se positionne clairement et sans ambiguïté contre une démarche protectionniste. Les actions de la Clean Clothes Campaign ont un impact sur les marques. Les campagnes « JO » de l’alliance internationale « Play Fair » en 2004 et 2008 ont ainsi contribué à atteindre un résultat qui fera date. Le 7 juin 2011, à Jakarta, syndicats indonésiens, industries et marques de sport ont signé un accord visant à renforcer les droits syndicaux des travailleurs dans le secteur des vêtements de sport.

 

Notes :

1. MFA, 1974 à 2004.

2. Les produits du Bangladesh sont exempts de taxes lors de leur entrée sur le territoire de l'Union européenne, grâce à l'initiative « Tout sauf les armes » (Everyting but Arms, ou EBA) du système des préférences généralisées (SPG).

3. NGWF est l'acronyme de National Garment Workers Federation.

 

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