La lutte contre les paradis fiscaux est essentielle. C’est une clé pour construire davantage de justice fiscale. Longtemps, les riches contribuables, les grosses entreprises, les gouvernements de droite ont résisté. Et continueront à le faire. Car les paradis fiscaux leur sont bien utiles pour pratiquer la fraude ou l’évasion et échapper à l’impôt dont ils devraient s’acquitter. Mais la crise dans laquelle s’enlisent les pays industrialisés est une opportunité. Car sous la pression des citoyens et devant la nécessité de rétablir l’équilibre des finances publiques, les lignes pourraient bouger.

Les mots ne sont jamais neutres. Souvent, ils sont l’instrument de formes sournoises de propagande. L’expression de « paradis fiscal » est peu questionnée. Elle fait référence. Pourtant, il est légitime de se demander ce qu’il y a de paradisiaque à ne pas payer d’impôt. N’est-il pas le prix de la civilisation, du vivre ensemble ? Peut-on qualifier de paradis un espace où les plus fortunés laissent à d’autres le soin de financer les services collectifs et la solidarité ?
L’expression « paradis fiscal » étant une sorte d’appellation contrôlée, nous l’utiliserons comme telle dans la suite de cet article. Les paradis fiscaux sont régulièrement au menu des travaux des principaux pays qui se réunissent périodiquement au sein d’un groupe appelé le « G20 ». Cela a particulièrement été le cas après la débâcle qui a failli emporter la plupart des établissements financiers des pays industrialisés après le déclenchement en 2007 de la crise dite des « subprimes » 1 aux États-Unis. Avec au-delà des effets d’annonce, peu de résultats comme nous le montrerons plus loin. Mais quelle est la définition d’un paradis fiscal ?

Différents critères non cumulatifs

Est considéré comme « paradis fiscal » un territoire qui présente, de manière non nécessairement cumulée, les cinq critères suivants :
1) Il pratique l’opacité, via notamment un mécanisme tel que le secret bancaire.
2) Il offre des facilités qui permettent de créer des sociétés-écrans, sans obligation d’avoir une activité réelle sur le territoire.
3) Il propose une fiscalité très basse ou nulle pour les non-résidents.
4) Il ne coopère pas avec les administrations fiscales ou judiciaires des autres pays.
5) Il propose des mécanismes de régulation financière faibles, voire inexistants.
Certains paradis fiscaux sont bien connus. La Suisse, par exemple, n’est pas réputée que pour la beauté de ses paysages alpins. Elle dispose d’un secteur financier hypertrophié qui s’appuie sur une disposition législative qui stipule que tout employé de banque qui livre des informations sur l’identité de ses clients, nationaux ou étrangers, est punissable pénalement. Cette loi datant de 1934 a été copiée par d’autres territoires, du Liechtenstein aux îles Bahamas.
Pour autant, la Belgique n’a pas de leçon à donner. Le secret bancaire reste par exemple une réalité. En outre, l’absence d’un impôt sur la fortune et sur la plupart des plus-values, de même que certains dispositifs en matière d’imposition des sociétés, tels les intérêts notionnels, attirent sur le territoire national des entreprises et des individus fortunés 2. Pour certains publics, la Belgique est un véritable paradis fiscal 3. Comme le met en évidence Christian Chavagneux, rédacteur en chef adjoint de l’excellente revue française Alternatives économiques : « Il y a en Belgique une volonté affichée d’attirer les grandes entreprises et de grandes fortunes qui veulent optimiser leur feuille d’impôt » 4.
Les paradis fiscaux sont loin d’être l’affaire des seuls narcotrafiquants ou entreprises véreuses. Une part importante de la richesse des individus les plus fortunés y est localisée, sous la forme de placements financiers. Soit selon des méthodes « à l’ancienne », via l’ouverture de comptes individuels dont l’anonymat est protégé. Soit de plus en plus via des mécanismes de sociétés-écrans qui vont récolter les super salaires, les primes de match ou autres formes de rémunération. Grâce au secret bancaire, ces riches contribuables échappent en grosse partie à l’impôt sur le revenu ou aux droits de succession. Et les exemples sont multiples d’entreprises multinationales qui ne paient pratiquement plus d’impôt via le recours à des filiales dans des paradis fiscaux.
Grâce à des mécanismes de prix de transfert et de surfacturation, les multinationales vont faire en sorte que les profits soient réalisés précisément dans les filiales situées dans les pays où la fiscalité est particulièrement faible. Les statistiques des investissements directs à l’étranger (IDE) le mettent bien en évidence ; 30 % des IDE sont situés dans des paradis fiscaux. Et ce chiffre est en croissance. Les statistiques mettent aussi en évidence que des paradis fiscaux, tels que les Pays-Bas, le Luxembourg ou l’Irlande, accueillent davantage d’investissements étrangers que des grands pays comme l’Allemagne ou la France 5.
Les mécanismes d’évasion via les paradis fiscaux permettent par exemple au géant de l’internet Google de payer seulement 2,4 % d’impôt sur ses énormes bénéfices. Et les exemples de ce type peuvent être multipliés. Ils démontrent jusqu’à l’écœurement à quel point les paradis fiscaux sont un obstacle majeur à une véritable justice fiscale. Dans le monde des entreprises, les établissements financiers ne sont bien sûr pas en reste. Des enquêtes récentes 6 mettent en évidence à quel point elles ont multiplié la constitution de filiales dans des paradis fiscaux.
À travers ces manœuvres, elles poursuivent le double objectif explicité plus haut : permettre pour elles-mêmes et pour leurs clients fortunés d’échapper à l’impôt dont ils auraient dû normalement s’acquitter. Le travail à partir d’entités dans des paradis fiscaux leur sert aussi à éviter les règles de prudence auxquelles elles sont soumises dans leur pays d’origine. Elles logent dans ces filiales des créances douteuses, elles mènent des opérations spéculatives dangereuses, etc. Ces pratiques contribuent grandement à nourrir l’instabilité financière et le recours aux paradis fiscaux est un des principaux facteurs qui a contribué à l’éclatement de la crise financière à la fin de l’année 2007.

Les faibles velléités de lutte

Après l’éclatement de la crise financière, l’espoir était grand. Les propos de certains dirigeants politiques étaient tranchés : la lutte contre les paradis fiscaux était la priorité, ainsi que l’affirmaient nombre de leaders des plus grands pays industrialisés. La crise a en effet mis en lumière à quel point certains mécanismes propres aux paradis fiscaux posent problème.
Les difficultés de certains parmi les principaux établissements bancaires l’ont bien mis en évidence. Nombreux sont ceux qui ont des filiales qui ne respectent pas les règles de sécurité. Et les maisons-mères de certaines grandes banques ont été fortement déstabilisées suite à des problèmes dans des filiales établies dans un paradis fiscal  7. Une autre difficulté a été révélée au plus fort de la crise financière en 2008 : comme la situation des filiales dans les paradis fiscaux est obscure, les banques ont à un certain moment perdu toute confiance les unes vis-à-vis des autres et n’ont plus osé se prêter d’argent entre elles. Le système financier s’est alors retrouvé complètement paralysé. Avec des conséquences aussi sur l’économie réelle via l’assèchement du crédit pour les entreprises et les ménages.
Les représentants des principaux pays dans les deux ans qui ont suivi le déclenchement de la crise financière ont cherché à élaborer différentes mesures pour mettre au pas les paradis fiscaux et introduire des mécanismes de régulation. Le temps passe et les progrès sont bien lents.

L’épine suisse

Au niveau européen, un pas important a été réalisé avec l’adoption en 2005 de la Directive sur l’épargne. Cette directive prévoit que les différents États membres doivent communiquer à leurs homologues les revenus de l’épargne dont bénéficient les non-résidents. Par exemple, l’administration fiscale belge est dorénavant informée par la France des revenus d’intérêt dont bénéficie un citoyen belge qui dispose d’un compte outre-Quiévrain. C’est un progrès significatif. Deux pays continuent à faire exception à l’heure actuelle au sein de l’Union. Il s’agit de l’Autriche et du Luxembourg. Ces deux pays ont, jusqu’à présent, refusé l’échange automatique d’informations avec leurs homologues. En vertu d’un accord au sein de l’Union, ils ne doivent pas dévoiler l’identité des non-résidents qui perçoivent des revenus de l’épargne, mais ils s’engagent à verser aux États d’origine 35 % de ces revenus, par exemple sur les comptes détenus par des Belges dans des banques au Luxembourg. Pour certains, l’anonymat reste donc de mise au sein de l’Union européenne. Autre problème, l’expérience a mis en évidence qu’il existait certains trous dans la directive qui permettaient à différentes formes de revenus financiers d’échapper à la taxation. Comme souvent en matière de fiscalité, les discussions au sein de l’Union sont difficiles pour corriger les lacunes de la directive de 2005.
Le Luxembourg et l’Autriche ont pour le moment refusé de procéder à l’échange automatique d’informations parce que la Suisse protège, elle aussi, férocement son secret bancaire. La faible consistance politique de l’Union est une fois encore manifeste. Trop souvent, les États ont tendance à jouer cavalier seul. L’attitude de l’Allemagne est significative. Forte de son poids, elle aurait pu décider d’exercer avec l’Union européenne une pression maximale sur la Suisse afin de la faire plier. Mais la chancelière Angela Merkel a préféré opter pour une autre stratégie. L’Allemagne a choisi de négocier un accord bilatéral avec la Suisse. Selon cet accord, il n’y aurait pas de transmission automatique d’informations de la part des banques helvètes, mais en échange, elles verseraient une contribution à l’administration fiscale allemande. Une manière donc de ne pas remettre en cause le secret bancaire en vigueur en Suisse. Et sans doute pour le pouvoir de droite en Allemagne de protéger ses riches contribuables ? L’opposition majoritaire au sénat à Berlin a finalement permis de bloquer la signature d’un tel accord avec Berne. Mais d’autres pays de l’Union ont décidé de franchir le pas 8. C’est le cas du Royaume-Uni et de l’Autriche, qui ont signé un accord bilatéral avec la Suisse. D’autres pays y réfléchissent. On se souvient que la proposition a été envisagée en Belgique. Et elle reviendra à l’agenda.

Des progrès pourraient néanmoins être enregistrés, non pas grâce à l’Union européenne, mais bien grâce aux États-Unis. Sous la présidence d’Obama, Washington a adopté en 2010 une loi qui oblige les banques étrangères à déclarer les comptes détenus par les citoyens américains. La crainte du financement d’opérations terroristes n’est pas étrangère à cette avancée. En vertu de cette loi, Washington a mis en place des pressions importantes sur les banques helvétiques. Et il est très difficile de résister au géant américain. Progressivement, les banques suisses sont contraintes de communiquer au fisc américain les informations demandées. Une telle évolution ne peut qu’avoir des conséquences pour les pays de l’Union européenne. En vertu du principe dit de la « clause de la nation la plus favorisée», elles pourront exiger de bénéficier des mêmes conditions que celles implémentées entre les banques suisses et Washington. Écorner le secret bancaire helvétique serait un pas dans la bonne direction. L’Autriche et le Luxembourg n’auraient plus de prétexte et devraient eux aussi revoir le secret bancaire. Ce serait une avancée significative dans la remise en cause de certains paradis fiscaux, tant au sein de l’Union qu’à ses frontières. Sous la pression, le Luxembourg et l’Autriche ont d’ailleurs annoncé début avril qu’ils acceptaient de lever partiellement le secret bancaire. Et sous réserve de confirmation, ils devraient se rallier à l’échange automatique de données bancaires pour les particuliers à partir de 2015, notamment sur les revenus de l’épargne. C’est une bonne nouvelle. Ce ne serait pas encore un aboutissement. Car d’autres endroits que la Suisse sont concernés. C’est le cas des îles Caïman ou les Bermudes, notamment. Mais d’autres entités sont aussi citées : l’État américain du Delaware ou le Royaume-Uni. La justice fiscale impose de passer à la transmission automatique d’informations. La fin du secret bancaire est une des principales mesures concrètes qui pourrait faire reculer les paradis fiscaux.
Ce n’est toujours pas le cas en Belgique. Le fisc belge n’a accès aux informations relatives aux revenus d’épargne des résidents que lorsqu’il existe des soupçons de fraude fiscale. Il peut alors interroger les établissements financiers. Mais le partage d’informations n’est nullement automatique. Et il n’existe pas de cadastre des revenus financiers.

Revoir la fiscalité des multinationales

Nous avons vu plus haut comment les multinationales utilisent les paradis fiscaux pour échapper largement à l’impôt sur leurs bénéfices. Pour corriger cette situation, un autre mécanisme de calcul de l’impôt est nécessaire. Le principe serait de mettre en œuvre pour les multinationales une comptabilité avec l’indication pays par pays de différents paramètres-clés, tels que le chiffre d’affaires et la masse salariale. C’est un dispositif de cet ordre qui existe aux États-Unis. Les entreprises seraient alors taxées non pas en fonction des profits déclarés dans chaque pays (ou États dans le cas des États-Unis), mais sur base de l’activité réelle dans les différents territoires. Différents acteurs importants aux États-Unis et en Europe, tels que le Parlement ou la Commission européenne, seraient favorables à l’avancée vers un tel mécanisme. L’idée progresse. C’est au niveau international, à partir notamment des travaux menés au sein du G20, qu’elle devrait pouvoir se construire et se concrétiser.

La pression citoyenne

Plus près de nous et parmi les autres mesures pour lutter contre les paradis fiscaux, les pouvoirs publics belges ont aussi un rôle à jouer. Ils doivent résolument exercer une pression sur les établissements financiers pour que ceux-ci démantèlent les filiales installées dans les paradis fiscaux. Ce serait ce qui s’appelle balayer devant sa porte. Et c’est d’autant plus vrai pour les banques dont les pouvoirs publics sont actionnaires. Plus modestement, les clients des banques peuvent aussi faire part de leur mécontentement et menacer ou choisir des établissements qui privilégient d’autres modalités de fonctionnement 9. Une autre mesure qui mériterait d’être affinée est celle qui consiste à interdire l’accès aux marchés publics pour les entreprises qui ont des filiales dans des paradis fiscaux, via des clauses sociales.
Il faut taper sur le clou. Le paiement des impôts et une fiscalité juste sont essentiels dans une société civilisée. La fiscalité doit permettre notamment de financer les fonctions collectives telles que la scolarité, la santé, la sécurité. Elle doit aussi permettre de diminuer les écarts de revenus qui n’ont fait que s’accroître depuis la vague néo-libérale du début des années ‘80. Pour des multinationales ou des riches contribuables, il est indécent de chercher, par le recours aux paradis fiscaux, à éluder l’impôt. Car ces acteurs profitent aussi pleinement des financements publics pour des activités telles que la recherche ou l’enseignement.
La route de la lutte contre les paradis fiscaux est certainement encore semée de multiples embuches. Les pressions syndicale et citoyenne restent plus que jamais nécessaires. C’est grâce à cette pression que des progrès se dessinent. Ils sont lents. Mais la sagesse populaire ne nous rappelle-t-elle pas que la patience est mère des vertus ?


1. Dock, Thierry, « Europe, dans quelle crise sommes-nous ? », dans Démocratie, 1er octobre 2012, n°19.
2. Panier, Frédéric, « Paradis fiscaux, le modèle belge », dans Le Monde Diplomatique, http://www.monde-diplomatique.fr/2012/07/PANIER/47974
3. Meulders, Raphaël, « Oui, la Belgique est un paradis fiscal », dans La Libre.be, http://www.lalibre.be/economie/actualite/article/799961/oui-la-belgique-est-un-paradis-fiscal.html.
4. Chavagneux, Christian, « Les paradis fiscaux se portent bien », dans Alternatives économiques, hors-série n°92, 2ème semestre 2012, pp. 72-73.