On assiste depuis plusieurs années à une précarité grandissante des conditions de vie des jeunes. Que ce soit du côté des étudiant·es jobistes, qui travaillent pour payer leurs études ou subvenir à leurs besoins, ou du côté des jeunes travailleur·ses employé·es dans des contrats précaires, c’est toute la jeunesse qui est touchée de plein fouet. Éclairage avec Jeanne Maillart, responsable nationale des Jeunes CSC.
On assiste à une précarité grandissante de la jeunesse. À quoi voit-on cette évolution ?
On le constate à plusieurs niveaux. Dans la population étudiante, ce sont aujourd’hui 40 % des jobistes qui travaillent pour assurer leurs dépenses quotidiennes. À la base, les jobs étudiants avaient été créés pour permettre de remplacer les travailleurs et travailleuses qui partaient en congé sans pour autant renvoyer la charge de travail sur leurs collègues, mais aussi pour donner l’occasion aux étudiants et étudiantes d’acquérir un peu d’expérience professionnelle et une certaine autonomie financière. En 15 ans, il y a vraiment eu un shift. Aujourd’hui, la réalité c’est qu’énormément de jobistes travaillent pour payer leurs études, payer leur kot, etc. Cette évolution de société nous inquiète particulièrement aux Jeunes CSC.
Par ailleurs, on constate également une explosion des bénéficiaires du revenu d’intégration sociale (RIS) parmi les jeunes de moins de 25 ans, y compris chez les étudiants. En Wallonie, 8,41 % des bénéficiaires du RIS ont entre 18-24 ans, et dans certaines communes, on dépasse même les 20 %. En 2015, la moyenne en Wallonie était de 5,41 % 1. Parfois, les étudiant·es bénéficiaires du RIS doivent chercher un job en plus pour avoir de quoi vivre. Le recours au RIS par les étudiant·es, c’est vraiment un phénomène qui se présentait à la marge il y a une dizaine d’années et qui est devenu aujourd’hui monnaie courante. Qu’est-ce que ça dit de notre société ? C’est une situation très interpellante, d’autant que ces chiffres datent d’avant la pandémie... On ne peut qu’imaginer que la situation est encore pire aujourd’hui.
Du côté des jeunes travailleur·ses, on voit se démultiplier les formes de contrats précaires et une difficulté accrue à trouver un emploi stable pour assurer leur sécurité d’existence. Selon une enquête menée par les Jeunes CSC en collaboration avec l’UCL, l’accès à un premier CDI, pour les jeunes concernés, s’est fait pour 41,3 % dans les six mois et un an après leurs études, et pour 13,4 % entre un an et deux ans. Pour 16,6 % des jeunes, il aura fallu attendre plus de deux ans 2. La formule consacrée aux Jeunes CSC c’est que « les jeunes courent après la tartine ». Et ce phénomène est très visible notamment dans les chiffres de l’intérim, qui est un secteur qui a explosé ces dernières années. C’est un segment du marché du travail qui se flexibilise un peu plus chaque jour. Et l’on observe qu’en dehors des étudiant·es jobistes, il y a près de la moitié des intérimaires qui ont moins de 25 ans. Quand on regarde les contrats journaliers, on remarque également qu’une part très importante est occupée par des jeunes. Les chiffres disponibles relatifs à ce type de contrats sont très interpellants et montrent de manière incontestable que les contrats journaliers ne servent plus uniquement à faire face aux périodes de pointe imprévisibles, mais s’inscrivent dans un modèle économique. Ainsi, entre 2015 et 2020, les contrats journaliers représentaient la moitié (!) du total des contrats intérimaires. Entre 2016 et 2018, il y a eu chaque année environ trois millions de contrats journaliers successifs. En 2019 et en 2020, il y a eu au moins 2,5 millions de contrats journaliers successifs et ce malgré la pandémie.
L’intérim semble particulièrement précariser et flexibiliser les emplois des jeunes...
À l’origine, l’intérim avait pour objectif de pallier une surcharge exceptionnelle de travail. D’ailleurs les entreprises qui ont recours à du travail intérimaire doivent le justifier vis-à-vis de l’ONEM. C’est censé être exceptionnel, pour pallier des absences dans l’entreprise ou une surcharge exceptionnelle de travail. De plus, la délégation syndicale de l’entreprise doit approuver le recours au travail intérimaire. C’est vraiment quelque chose qui, en principe, est cadenassé. Mais sur le terrain, on a des jeunes qui sont bloqués en situation d’intérim pour un an voire pour plusieurs années. Et dans beaucoup d’entreprises, notamment lourdes et manufacturières, ce n’est plus possible de décrocher un contrat immédiatement : il faut d’abord passer par la case intérim. À un tel point que certaines entreprises ont leurs propres agences d’intérim « in house », sorte d’échange de bons procédés « privé-privé » entre l’entreprise et l’agence d’intérim où le jeune est réduit au statut de marchandise.
Un autre phénomène inquiétant qu’on remarque avec le travail intérimaire, c’est la démultiplication des contrats journaliers successifs. Une situation qui peut faire penser au XIXe siècle, où les ouvriers se rendaient le matin à la grille de l’usine pour voir si on avait du travail pour eux. C’est vraiment quelque chose qui en tant que syndicaliste, mais aussi en tant que travailleur·se et en tant que citoyen·ne doit vraiment nous inquiéter.
Les starters jobs pour les 18-21 ans aussi posent problème ?
En effet. Avec les starters jobs 3, le jeune a la garantie d’avoir son salaire mais le système est nocif pour la sécurité sociale puisque le jeune cotise moins et parce qu’il installe une concurrence entre les travailleurs. De plus, on est en droit de s’interroger ce qu’il adviendra de l’emploi du jeune, une fois la période terminée et que l’employeur devra alors lui payer son salaire brut plein pot. Ce n’est pas une mesure qui permet au jeune de stabiliser son emploi. Et puis, ces jeunes cotisent moins à la sécurité sociale mais bénéficient pleinement de celle-ci. C’est donc l’ensemble des travailleur·ses qui assument cette surcharge. Or ce sont bien les patrons qui doivent assumer le salaire différé et les cotisations à la sécurité sociale de tou·tes les travailleur·ses. Toute cette situation ne fait qu’affaiblir encore plus la sécurité sociale.
Ces évolutions ont pour conséquences directes de maintenir les jeunes dans des emplois précaires, d’installer une concurrence salariale qui tire les salaires et les conditions salariales de tout le monde vers le bas et de créer une dépendance totale à l’employeur.
La pandémie a-t-elle accéléré cette précarité grandissante ?
N’ayant pas accès à la sécurité sociale, la situation des étudiant·es jobistes s’est tout particulièrement aggravée pendant la crise sanitaire. La situation a été particulièrement rude lors de la première vague (de mars à juin 2020) avec le confinement total et la fermeture des secteurs non essentiels. Le premier secteur qui a fermé ça a été l’Horeca, or c’est l’un des trois secteurs qui engage le plus de jobistes, avec le commerce et l’intérim.
Très rapidement aux Jeunes CSC, nous avons voulu réagir face à cette vague de jobistes qui se retrouvaient du jour au lendemain privés de revenus et nous avons lancé, avec d’autres organisations de jeunesse, une campagne le 15 mars 2020 pour réclamer un fond d’urgence socialement concerté pour garantir le revenu des étudiant·es jobistes. La campagne a mené à la mise en place de la mesure « Zoom 18/25 », un fond de 24 millions d’euros pour soutenir les jeunes et les étudiant·es en cette période de crise sanitaire. Cette mesure est disponible dans les CPAS jusque fin 2021. Ce n’est qu’une victoire partielle car nous souhaitions que tou·tes les étudiant·es jobistes voient leur revenu garanti, et ce peu importe leur statut social. De plus, avec le CPAS, il reste la question du frein psychologique qui pourrait décourager certains jeunes.
De quels droits les jeunes disposent-ils aujourd’hui quand ils n’ont pas de travail ?
Comme je le disais, les jobistes n’ont pas accès à la sécurité sociale. Ils sont uniquement couverts par la branche « accident de travail ». Si un jobiste est blessé sur son lieu de travail, il est traité comme n’importe quel autre travailleur du point de vue de la sécurité sociale. Mais c’est la seule exception. Même si dans les faits, il y a très peu d’accidents de travail de jobistes qui sont déclarés et du coup encore moins de jobistes accidentés qui sont reconnus et indemnisés mais théoriquement c’est ce qui est prévu.
Concernant les jeunes travailleurs, s’ils veulent bénéficier de la sécurité sociale, ils doivent soit commencer à travailler tout de suite après avoir été diplômés, soit réaliser un stage d’insertion. Le jeune travailleur devra attendre un an avant de faire une demande pour ouvrir le droit aux allocations d’insertion. Mais c’est un droit qui ne peut être ouvert que jusque 25 ans maximum. Ce qui veut dire que tout jeune qui fait des études de cycle long et qui a doublé une seule fois même en primaire se retrouvera de facto exclu de la sécurité sociale après ses études. Concernant les jeunes de moins de 21 ans, un CESS est requis pour ouvrir son droit aux allocations d’insertion.
Dans un tel contexte, un jeune travailleur n’a pas vraiment le choix : s’il n’y a pas une solidarité familiale qui peut aider financièrement le temps du stage d’insertion, quel choix lui reste-t-il à part accepter le premier emploi qui se présente ? Cette exclusion de la sécurité sociale a pour conséquences de pousser les jeunes travailleurs à accepter des emplois précaires, mais aussi à choisir des emplois qui n’ont rien à voir avec leur secteur de prédilection ou pour lesquels ils sont surqualifiés.
Les réformes des allocations d’insertion des gouvernements Di Rupo et Michel 4 sont inefficaces pour plusieurs raisons. Elles n’ont pas permis à plus de jeunes de s’insérer durablement sur le marché du travail 5 et elles n’ont pas permis d’économiser les sommes espérées, à peine quelques dizaines de millions d’euros ce qui, à l’échelle de la sécurité sociale, est tout à fait négligeable. Ces réformes ne fonctionnent pas mais malgré tout on persiste et signe parce que, idéologiquement, ça permet de servir le discours qui tend à penser que les jeunes sont un peu fainéants et que, si on veut qu’ils travaillent, il faut d’abord les pousser un peu vers la précarité.
Y a-t-il un lien entre la question de la précarité des jeunes et le fait qu’ils soient exclus de facto de la sécurité sociale ?
Oui, très clairement. C’est le moteur de notre toute dernière campagne, qui a pour objectif d’élargir l’accès des jeunes à la sécurité sociale. Le cheval de bataille de cette campagne ce sont les allocations d’insertion. Les revendications sont les suivantes :
– supprimer la limitation dans le temps des allocations d’insertion;
– permettre d’ouvrir le droit aux allocations d’insertion jusque 30 ans;
– Réduire la durée du stage d’insertion à sa formule originelle qui était de 75 jours.
La nouveauté avec cette campagne c’est qu’elle se fera en co-construction avec la base. Par le passé, on a fait l’erreur de créer des campagnes « du haut vers le bas » où l’on construisait l’ensemble du message et des outils de campagne au niveau national avant de les distiller en région. Cette fois-ci, il y a une volonté d’aller sur le terrain à la rencontre des jeunes pour d’abord tester nos revendications et construire ensuite cette campagne. Cela se fera notamment par la création d’un rapport de force bien précis dans chaque région, en ciblant un campus et/ou une entreprise. Dans chaque lieu, le but est de faire passer une courte enquête et de prendre la température pour ensuite ouvrir la discussion avec les jeunes et récolter des informations. Par la suite, l’objectif sera de repérer des jeunes pour nous aider à construire cette campagne et nous mobiliser tous ensemble pour ensuite interpeller l’opinion publique et les décideurs politiques. On espère décrocher une victoire avant la fin de l’année sociale.
Par cette campagne, les Jeunes CSC sont en train de renouer avec des stratégies syndicales historiques (lien avec la base et technique pour la construction de rapport de force) qui ont été perdues au fil du temps. Les Jeunes CSC ont suivi une formation avec leurs permanents sur une stratégie sur comment organiser des travailleurs et comment organiser un rapport de force et cette campagne est une première tentative.
Propos recueillis par Élodie JIMENEZ
1. Catalogue des indicateurs statistiques - WALSTAT (iweps.be)
2. P. VENDRAMIN, Jeunes_et_travail_en_Belgique, enquête auprès des jeunes de 18 à 30 ans, décembre 2018.
3. Un jeune occupé dans le cadre d’un starter job conserve son salaire net qu’il touche normalement tandis que l’employeur bénéficie d’une réduction du coût salarial.
4. En 2012, le gouvernement Di Rupo avait limité à 3 ans le paiement des allocations d’insertion. En 2015, le gouvernement Michel avait encore restreint le droit aux allocations d’insertion, en exigeant désormais que les personnes introduisant une demande d’allocation aient maximum 25 ans (contre 30 avant).
5. La réforme de l’accès à l’allocation d’insertion a été inefficace, selon une étude de la Banque nationale de Belgique (rtbf.be).