Les interrogations qui ont jalonné le cours d’une recherche sur la problématique de la relation des enfants avec leurs parents détenus 1 ont révélé, à travers cette application précise de l’intervention en milieu carcéral, la complexité actuelle du métier de travailleur social. Du métier de travailleur social ? C’est bien de cela qu’il s’agit. Ou plus exactement encore : de la définition des conditions de son exercice. Définition qui, quel que soit le champ d’application, ne va pas sans la nécessité d’opérer certains choix politiques de société. Le cœur de la problématique de cette recherche-action était bien là. En Belgique, bien qu’une dizaine de milliers d’enfants soient chaque année concernés, il n’existe en effet pas de métier à proprement parler pour penser et accompagner la relation familiale dans une telle situation. Et les compétences institutionnelles en la matière relèvent de tant de niveaux de pouvoir qu’il est presque impossible en l’état de coordonner efficacement une action de ce type. Pour répondre à ce manquement, la recherche-action qui a été menée en Communauté française entre 2003 et 2005 s’est fixé comme finalité ultime de jeter les bases de la constitution d’un métier en mettant particulièrement en évidence le rôle de l’État vis-à-vis des pères détenus 2, de leur famille et tout particulièrement des enfants. Son présupposé éthique était de défendre et de respecter l’intérêt de l’enfant entendu comme nécessité inexorable pour lui d’avoir des parents « responsables », c’est-à-dire des parents qui lui assurent protection, qui fassent sens sur ce qui lui arrive afin qu’il puisse ainsi se représenter la place qu’il tient auprès de chacun d’eux. Cet article est l’occasion de rendre compte du rôle « supposé » des intervenants dans de telles situations. Il illustrera ce faisant la complexité croissante de la mission de l’intervention sociale en général.
Absence de volonté politique
La rencontre avec cette problématique trop méconnue a nécessité de prendre en considération le rôle et l’implication d’acteurs très différenciés : l’État, bien sûr, ses institutions carcérales, les services publics et les associations, mais aussi l’agent pénitentiaire, cheville ouvrière incontournable du fonctionnement pénitentiaire, souvent en rivalité avec les détenus, les syndicats et le directeur de prison, l’intervenant psychosocial « motivé », le bénévole de « bonne volonté », l’enfant impuissant, souvent pris dans la tourmente de conflits parentaux, le père avec sa dignité et une autorité parentale d’homme privé de liberté, la mère enfin dont l’enfant a totalement besoin pour se sentir reconnu comme enfant de ce père-là.
L’accompagnement des relations familiales dans la situation d’incarcération d’un parent engendre des interactions extrêmement complexes en raison de la mise en présence obligée de l’ensemble de ces acteurs dont les logiques de fonctionnement sont souvent antagonistes : logique sécuritaire d’une part, celle de l’institution et de ses représentants, qui soutient l’enfermement, la mise à l’écart, la punition, la violence, l’arbitraire, la vacuité ; logique « humaine » 3 d’autre part, celle des intervenants, qui vise l’ouverture sur le monde, la levée des barrières, la réparation, la projection dans le temps, la réinsertion. Il s’est avéré que l’antagonisme de ces deux logiques portait en fait sur un enjeu politique majeur : la volonté ou non de responsabiliser le détenu. L’enjeu est éminemment politique, car, si encourager la responsabilisation du détenu en travaillant à son autonomisation (mission attendue d’une intervention sociale) répondait à terme à l’intérêt de son enfant, cela pouvait constituer simultanément une menace pour l’existence et la stabilité de l’institution pénitentiaire.
L’imposition d’un cadre limité
L’intervenant se trouve ainsi d’emblée face à un questionnement éthique quant à la finalité de sa mission : penser et agir l’accompagnement de la relation familiale dans la situation d’incarcération d’un parent ne devrait-il se limiter qu’à envisager les conditions d’aménagement de cet accompagnement ou pourrait-il constituer une opportunité pour questionner les raisons qui poussent un État à préférer aux peines alternatives le recours à la prise en charge totale par l’emprisonnement — alors que les effets humains désastreux et ravageurs de l’incarcération pour le détenu et pour l’ensemble de sa famille ainsi que son coût économique exorbitant pour la société sont connus 4 des responsables politiques ? C’est à Dan Kaminski 5 qu’il revient d’avoir posé de façon aussi pertinente ce questionnement de fond. L’intérêt majeur de sa contribution en la matière réside justement dans la dimension politique de sa réponse : lorsqu’un parent a commis un acte délinquant, les relations familiales ne seront vraiment protégées que si ce parent n’est pas incarcéré.
Enjeu transgénérationnel
« L’insupportable de l’enfermement » 6 vécu par un père détenu ne peut que porter atteinte à sa dignité et porter à conséquences sur ses enfants : qu’est-ce qu’un père vidé de tout projet, sans plus aucune inscription sociale, réduit à la plus simple expression de ses besoins (pris totalement en charge) peut encore transmettre à son enfant ? Que fait passer ce père à son enfant qui lui rend visite ? Quelle image dégage-t-il de lui-même ? L’enjeu est transgénérationnel. Les conséquences à terme sur l’enfant d’un parent détenu peuvent les amener à un sentiment d’exclusion qui se traduit par exemple par une difficulté de porter le nom de son père (par honte) « comme si porter le nom équivalait à être » 7 ou à un sentiment de non-valeur personnelle (faillite de l’investissement narcissique de soi) du « fait d’avoir des parents tels qu’ils doivent les rejeter » 8, soit à une identification au modèle de délinquance du parent détenu comme manière de le restaurer (par culpabilité).
Du point de vue de l’intervenant chargé d’accompagner la relation familiale quand un parent est détenu, le paradoxe est de taille : contraint de travailler à l’intérieur d’un cadre imposé par ce choix politique (« de punir le crime par la prison ») 9, connu comme dégradant à court terme pour le détenu et à moyen terme pour la génération qui le suit, il se voit attribué comme mission d’œuvrer à l’intérêt de l’enfant. L’objectif est louable surtout dans ces conditions. Soutenir la famille en rencontrant chacun de ses membres, pour les informer de leur droit et pour les entendre, servir ainsi de courroie de transmission entre l’intérieur et l’extérieur des murs, telle sera l’une des tâches principales de l’intervenant.
Le père
Du fait d’être détenu et d’être détenu en étant père, un grand nombre de facteurs altèrent son identité de parent. Enfermé dans la contradiction d’incarner la loi pour ses enfants et de l’avoir transgressée, la question se pose pour lui de savoir s’il est encore un père responsable à ses propres yeux, mais aussi aux yeux des autres. L’objectif de l’intervenant sera de le réhabiliter dans sa fonction de parent, en le considérant certes comme une personne contrainte de payer sa dette à la société, mais aussi et avant tout comme une personne respectable, amendable et reconstructible 10. Il s’agira pour l’intervenant d’adopter une position tierce qui permette une sorte de recadrage des représentations visant à ne pas situer le père dans des termes péjoratifs qui le condamneraient (malgré la situation dégradante dans laquelle il vit), ni dans une lecture totalement illusionnée de ses capacités à assurer son rôle de père.
D’un point de vue légal en tout cas, le père devra être informé que la détention ne prive pas, en soi, le détenu des attributs de l’autorité parentale, même si celle-ci devient effectivement plus difficile à exercer. En effet, si le droit et le devoir de garde ne peuvent plus s’exercer, subsiste celui de surveillance et d’éducation. Seule une décision judiciaire peut, en regard de l’intérêt de l’enfant, limiter en tout ou en partie ces prérogatives. Le maintien d’une place dans l’éducation, tant pour le parent détenu que pour l’enfant, constitue l’un des enjeux fondamentaux de la mission d’accompagnement de la relation familiale.
La mère
L’incarcération d’un père est un événement soudain dont les effets seront longs et sans merci pour les mères : après le choc de la séparation brutale, suivent les problèmes sociaux, juridiques, financiers, et la dégradation des conditions de vie. Ce sont elles, restées libres et étant adultes, qui devront, seules, assumer l’événement, les démarches administratives complexes, la confrontation aux institutions souvent rigides, la rencontre avec de multiples intervenants dont les missions ne sont pas clairement définies. Elles ressentiront la honte face à l’entourage et peut-être aussi la trahison par rapport au conjoint. Et pourtant, elles devront se convaincre que l’intérêt de leur(s) enfant(s) passe par la rencontre avec leur père. Les mères occupent une position centrale. C’est à travers le discours qu’elles entretiennent sur le père auprès des enfants et le discours qu’elles tiennent auprès des pères sur les enfants que la place du père sera valorisée ou non et que l’enfant pourra ou non se construire ses propres représentations. L’enfant a donc besoin du concours total de la mère pour se sentir reconnu comme enfant de ce père-là : il dépend concrètement d’elle pour lui rendre visite et il dépend affectivement d’elle lorsqu’il lui demande d’en parler.
Dans son souci de l’intérêt de l’enfant, il reviendra à l’intervenant de tenter de rencontrer ces mères, de recourir à leur collaboration, à condition cependant que le père en ait manifesté la demande. Leur accès sera difficile, car elles ne sont animées que par l’envie de se cacher ; de plus, elles ne savent pas toujours qu’un soutien pourrait leur être apporté, ni même parfois qu’elles pourraient en avoir besoin.
L’enfant
L’enfant se trouve dans une position paradoxale : préoccupation centrale de l’intervention auprès des familles, il n’y a souvent que très peu de place pour sa parole, il est essentiellement parlé par les autres. Par ailleurs, l’enfant aurait-il la possibilité de s’exprimer sur ses désirs de voir ou non son père, quelle valeur pourrait-on attribuer à ses dires et quelles conséquences en tirer, sachant qu’un enfant est une personnalité en devenir et qu’il revient en principe aux adultes de décider en fonction de son intérêt ? D’une façon générale, on ne peut épargner à l’enfant de souffrir. Il s’agira de l’accompagner dans cette épreuve en faisant sens sur ces souffrances 11. L’intervention auprès de l’enfant consistera à lui parler et à l’écouter à travers certains outils qu’il aura fallu mettre en place (visites parentales, entretiens individuels, espaces de parole conçus pour lui, navettes l’amenant aux visites), autant d’offres d’écoute non intrusive. Dans tous les cas, il s’agira pour l’intervenant de contribuer à préserver la continuité des représentations psychiques qu’il a de son père en prison en soutenant une mise en mots sur lui pour que la séparation puisse s’effectuer, d’autant plus quand les échanges physiques ne peuvent avoir lieu.
Exclure pour réinsérer ?
Mis à part quelques principes de base communément admis comme celui de non-ingérence 12 et d’appui sur la vérité judiciaire 13 qui balisent l’intervention proprement dite auprès des membres de la famille, la mission de l’intervenant en l’état actuel demeure aussi vaste que mal définie, tant par sa visée d’« accompagner une famille quand le père est incarcéré » que par les pistes suggérées pour y arriver : servir de médiation entre l’intérieur et l’extérieur des murs, coordonner des injonctions (souvent contradictoires) entre les divers services concernés, prendre en charge toutes les difficultés administratives d’une situation familiale souvent déjà précarisée et que la situation d’incarcération a poussé à leur comble, adopter une posture clinique, ce qui nécessite une approche au cas par cas, beaucoup de tact, exclut un modèle unique auquel se référer et nécessite de s’y impliquer personnellement… Sans compter que le résultat de ces interventions devrait aboutir à l’« humanisation » de l’institution pénitentiaire. Telles étaient formulées certaines des recommandations 14 finales de cette recherche. Un minimum de conscience professionnelle devrait cependant amener à interroger le « bien-fondé » de telle mission : qu’attend-on au fond des travailleurs sociaux dans de telles situations ? D’atténuer au jour le jour et individuellement les effets désastreux, collectifs, récurrents et sciemment programmés d’un choix politique de société d’exclure pour réinsérer. Comme si cette vacuité du temps carcéral imposé aux délinquants (qu’ils soient pères ou non) se faisait l’écho démultiplié d’une vacuité de projet politique de société en matière de délinquance, comme un aveu d’impuissance. En avril 2008, un plan Leterme est annoncé : il prévoit l’ouverture de trois nouvelles prisons. Motif annoncé : la surpopulation. Mission pour les travailleurs sociaux : le rocher de Sysiphe.
(1) Recherche-action commanditée et soutenue par le Fonds Houtman, menée en partenariat par la Fondation Travail-Université et le Département de criminologie de l’UCL. Cette recherche-action a donné naissance à un référentiel actuellement disponible auprès du Fonds Houtman ou de la FTU. Pour plus de renseignements sur la recherche, il suffit de consulter le site : http://www.one.be/Houtman.
(2) Il est important de noter que la recherche-action s’est délibérément limitée à la problématique de l’incarcération des pères détenus à l’exclusion des mères détenues. En effet, la problématique des mères détenues est déjà très bien couverte par la littérature en raison de son caractère spécifique (peines rares — 4 % de la population carcérale —, mais très longues) qui nécessite souvent le placement des enfants en institution, ce qui sollicite la protection de la jeunesse.
(3) Humaniser, c’est produire du sens (avec l’idée de partage sous-jacente). Donner du sens à la peine, c’est faire du temps de la prison quelque chose de constituant (par opposition à destituant). S’il peut être légitime d’entraver les mouvements du corps de certains individus, rien ne justifie de leur interdire ceux de l’esprit, Marie José Mondzain in article du Monde (6 déc.2004 parlant d’Alain Moreau, initiateur dans les années 1980 de l’atelier vidéo à la prison de la Santé).
(4) Mais non reconnus.
(5) D. Kaminski, professeur au département de criminologie et de droit pénal de l’Université catholique de Louvain et président de l’école de criminologie, Droits des détenus et protection de la vie familiale, avril 2006.
(6) F. Brion, F de Coninck, L’incarcération des jeunes adultes, Revue de droit pénal et de criminologie, 1999, pp.922-964. Cette étude a largement décrit « l’insupportable de l’enfermement » : inertie, stagnation, vacuité, dénuement, chute. En prison, le temps « s’écroule » au lieu de « s’écouler » : on le tue. L’institution pénitentiaire aurait-elle comme priorité d’organiser du vide ? L’hypothèse que ces auteurs émettent suggère que « la situation d’enfermement vient seulement creuser un peu plus en profondeur le vide existentiel (de la personne incarcérée) que l’activité délinquante antérieure (pour laquelle le détenu est enfermé) tentait de remplir, tant bien que mal et plutôt mal que bien ».
(7) À propos du « nom », un film intitulé « Car tu porteras mon nom » a été réalisé par S. Verkindere à partir de la recherche-action. Il est disponible sur demande à la Fondation Travail-Université ou au Fonds Houtman.
(8) Kestemberg, 1962, cité par Alles, À l’ombre de l’incarcération des parents, Acta psychiat. Belg., 101, 2001, pp. 145-160.
(9) Kaminski D., Droits des détenus et protection de la vie familiale, avril 2006.
(10) Le Camus, (Ed.) 2002, Rester parents malgré la détention, Ramonville-Ste-Agne, Eres, p.24.
(11) Zaouche-Gaudron Ch. (2002). La séparation au risque de la rupture, in Le Camus J. (dir.), Rester parents malgré la détention, Ramonville-Ste-Agne, Erès, 2002, 38-52.
(12) Principe de non-ingérence : l’aide offerte en Communauté française de Belgique aux parents en détention et à leur famille se veut une aide « de première ligne » ; elle est proposée à ceux qui le demandent ou l’acceptent dans le cadre d’une démarche volontaire. La libre adhésion de toutes les parties est dès lors nécessaire pour entamer un accompagnement. Il s’agira donc par exemple et a contrario de pouvoir entendre le refus d’une mère même si elle est en détresse, et de respecter un parent détenu incapable d’investir dans les relations familiales étant lui-même envahi par son propre vécu.
(13) La vérité judiciaire peut être contestée par les protagonistes, mais est incontestable dans son statut de vérité judiciaire, aussi imparfaite soit-elle. Elle est un point d’appui pour le travail de soutien et d’accompagnement de l’intervenant, elle situe clairement les interdits, notamment dans les jeux relationnels familiaux. Elle permet également de situer et de consolider les rôles des différents professionnels concernés.
(14) Certes, au niveau institutionnel, la recherche aura permis de préciser que la définition d’un métier d’intervenant dans cette situation devrait passer par une double inscription dans le champ respectif de l’aide aux détenus et de l’aide à la jeunesse puisqu’il s’agit de défendre le respect des droits de l’enfant conjointement à l’exercice des droits des détenus de voir leurs relations affectives préservées.